• L'auberge du bout du monde

    — Dans ces régions forestières, le bois entre dans de nombreuses constructions et l’auberge de Camp Caïman n’y a pas échappée. C’est même le matériau essentiel.

    Normal ; me direz-vous, nous sommes en Amazonie ! Logique, sans doute, cependant, il n’est pas toujours évident de trouver la qualité qui convient et que les termites n’aiment pas ! L’établissement est accueillant. Elle est à l’image des propriétaires.

    La première question que les visiteurs ne manquent jamais de poser en débouchant sur le plateau est invariablement la même :  

    — Comment faites-vous pour vivre à l’année en un lieu aussi inhospitalier ?

    Vous n’avez aucune commodité !

    Ce à quoi il était toujours répondu :

    — Finissez donc d’entrer. Nous vous offrirons le repas si vous estimez qu’il a manqué quelque chose à votre confort !

    Bien entendu, il n’y avait jamais de menus gratuits, car personne ne se plaignait.

    Une autre question revenait souvent dans les conversations.

    Pourquoi Camp Caïman ? Il y en a tant que cela pour justifier que le lieu-dit porte leur nom ? Nous sommes quand même sur une montagne et il nous semblait que ceux-ci affectionnaient les lieux humides tels les marais.

     — Continuez votre visite, répondait-on, sans se démonter aux curieux. Lorsque vous descendrez par le chemin, derrière le bâtiment, vous découvrirez une retenue d’eau. Avec un peu de patience, vous finirez bien par en apercevoir quelques-uns.

    Il n’y avait qu’une chose que l’on recommandait aux clients, parfois un peu sévèrement :

    — Ne pas gaspiller les glaçons ! Nous avons trop de mal à les fabriquer. Pensez à la quantité de gas-oil qu’il nous faut rapporter de la ville pour le groupe électrogène ! Ils étaient ainsi nos amis. Ils avaient un franc-parler, et bien qu’ils fussent restaurateurs, ils n’avaient pas l’habitude de tourner autour du pot pour dire ce qu’il leur semblait juste.

    Ils étaient originaires de l’est de la France, entre choucroute et munster, et l’accent de madame ajoutait une note particulièrement agréable dans le décor naturel de la forêt. Il est vrai qu’à cette époque, il était indispensable d’avoir une sacrée dose de culot pour s’exiler en pareil lieu. Il fallait avoir la foi en même temps que du courage, et un soupçon d’inconscience pour parfaire l’alchimie nécessaire à l’élaboration d’une nouvelle vie en milieu jugé hostile. Et c’est en cela qu’il était agréable de nous rencontrer à intervalles réguliers. Nous n’étions pas seulement des amis, mais des gens de caractère, qui n’hésitaient pas à se dire qu’ils étaient tous atteints de folie, mais ils reconnaissaient parfois qu’elle était bien utile pour vivre différemment du modèle que la société impose trop souvent.  

    Ces personnages, nous les retrouvions disséminés un peu partout sur le territoire, les uns ne manquant jamais de demander des nouvelles des autres, et toujours prêts à donner le coup de main si d’aventure l’un d’entre eux venait à faiblir.  

    Michel, notre ami aubergiste avait vite compris les émotions que recherchaient les touristes, l’espace d’un à quelques jours. Il fit donc des layons dans la forêt afin que chacun puisse ressentir sur lui le poids de la solitude végétale. Il découvrit même quelques sites particuliers qu’il garda secrets jusqu’au jour où il décida de se faire guide.

    Si nous avions continué notre route, nous plongerions vers le plus grand marais du pays et nombreuses furent nos sorties en compagnie de nos amis aubergistes, à la découverte d’une faune et d’une flore exceptionnellement riche et variée. Mais revenons précisément du côté de l’établissement.

    La maîtresse de maison n’avait pas hésité à se transformer en un fin cordon bleu. Entre ses mains, les différentes viandes de bois devenaient des plats raffinés et particulièrement recherchés. Mais il n’y avait pas que le gibier qui était à la fête dans sa cuisine. Les légumes et les fruits locaux n’en revenaient pas de leurs transformations après qu’ils connurent la douceur des mains de la chef. Même les originaires de la région s’étonnaient que l’on puisse accommoder de si bons plats en ne puisant que dans les réserves naturelles des alentours de l’auberge.  

    Oh ! Ne croyez pas que tout fut aussi facile qu’il y paraît ! Il fallut consentir de nombreux sacrifices pour faire sortir de terre tous les projets qui avaient sommeillé si longtemps dans les esprits. Ils transformèrent le site pour le rendre toujours plus accueillant, construisirent d’autres carbets pour les clients ne désirant pas occuper les chambres, afin qu’ils y tendent leurs hamacs. Ils élevèrent un barrage sur une crique qui ne s’assèche jamais. Infatigable, Michel recherchait des lieux en forêt qui, aménagés, pouvaient se transformer en sites panoramiques. D’une visite à la suivante, il était plaisant de découvrir les dernières réalisations nées d’une observation soutenue. Ils semblaient n’être jamais à court d’idées et l’une ou l’autre avait à peine vu le jour qu’il fallait vite la mettre en œuvre avant l’arrivée d’une prochaine.

    Ainsi étaient-ils, nos amis de l’auberge ; des gens d’une grande valeur, au cœur aussi important que leur établissement et d’une volonté rompue à toute épreuve. Un caractère exceptionnel était indispensable pour vivre en un lieu qui semblait oublié de Dieu.  

    Pas de liaison avec l’extérieur ; un seul radiotéléphone bricolé, avec lequel on joignait plus souvent les capitales du monde plutôt que celle de la région. Une piste dans un état lamentable en saison des pluies, qui vit s’épuiser de nombreux véhicules.

    Aucun service public à moins de trente kilomètres et les approvisionnements à soixante. Les enfants grandirent, et durent fréquenter l’école du premier village où ils passaient la semaine, avant d’être pensionnaires dans un établissement de la capitale. Énumérer à l’évènement près ce que fut leur vie n’est malheureusement pas possible en de si modestes lignes. Nous retiendrons seulement que si en certains endroits de notre monde il nous semble être au paradis, rien qu’à l’évocation de ce mot, nous devons comprendre que l’enfer n’est jamais loin ; rien n’est plus douloureux que le doute lorsqu’il vient à s’emparer des hommes et que soudain, le monde passe sans les voir ni les comprendre. (À suivre).

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00061340-1

     

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :