• L' avenir n'attend pas

    C’est ce que l’on me répétait à l’époque où d’autres enfants rêvaient, chaudement caché sous des édredons de duvet si épais que l’on se demandait s’ils pourraient en ressortir, une fois la nuit enfuie. Pour justifier les ordres et commandements aboyés plutôt que dits sur un ton agréable à l’oreille, il m’était également souvent répété que le jour appartenait à celui qui se lève avant lui.

    Je vais vous révéler un secret.

    En ce temps là, comme en ceux qui lui ont succédé, j’ai gardé cette manie d’aller à la rencontre du jour avant même qu’il s’éveille et je n’ai jamais eu le sentiment qu’il m’appartint, ne serait-ce qu’un instant.

    Par contre, une chose fut certaine. Les tâches étaient plus nombreuses et les plus ingrates m’étaient réservées.  

    Sans maugréer, je m’acquittais de tous ces travaux faits pour des gens d’un autre âge, car sans que nul y ait songé, ils m’éloignaient d’un foyer dans lequel je n’étais pas vraiment le bien venu. Cependant, en mon jeune esprit, toujours cette question tournait en rond : pourquoi veulent-ils faire de moi un homme avant l’âge ? Est-il donc indispensable de courir au-devant du temps ?

    Aussi vite que mes courtes jambes me le permettaient, je savais bien que jamais je ne ferais venir la nuit avant qu’elle-même l’ait décidé, pas plus que je serais arrivé dans le prochain matin avant tout le monde. Alors, pourquoi tant d’acharnement à vouloir que je grandisse plus vite que les autres enfants de la famille ?

    Je ne pouvais leur servir d’exemple puisque j’apprenais moi-même ! Je ne pouvais m’en rendre compte, car j’étais au cœur du problème, mais en fait, il était vrai que je bénéficiais de plus de temps que les autres pour apprendre les plus belles leçons, puisqu’elles étaient celles de la vie. Elles s’illustraient dès l’aurore qui ressemblait alors à une nouvelle page d’un immense livre de sciences naturelles, que l’on nommait en ce temps-là « livre de leçons de choses ». À travers les chapitres, de mon grand ouvrage, tout était expliqué de telle façon, que je puisse comprendre sans que l’on ait à me le répéter. Il n’y avait pas de lignes ni de mots inutiles. Qu’une immense fresque à l’intérieur de laquelle chaque élément était bien vivant et s’offrait sans aucune retenue aux yeux qui leur faisaient la gentillesse de se poser un instant sur eux.  

     

    C’est alors que je compris que dans l’existence, nous n’étions pas les seuls à vouloir s’approprier le monde. Il n’est aucun sujet qui ne revendique pas sa part de lumière et de liberté. Sous mes yeux ébahis, je comparais l’environnement dans lequel je vivais à une gigantesque fourmilière, sauf que dans la vraie, tout est mieux ordonné. Chez nous, je voyais bien qu’il y avait des membres qui fuyaient leurs responsabilités.

    Tant pis pour moi, je me disais alors pour me consoler.

     Au lieu de me désoler, je remerciais ceux qui me faisaient grandir plus vite qu’il eut été raisonnable, car si de mon livre de la vie quelques pages illustrant la merveilleuse époque durant laquelle l’enfant doit se prélasser dans l’innocence ont été arrachées, j’ai eu le privilège de fréquenter la route des adultes, longtemps avant qu’il en soit l’heure. Ainsi ai-je pu y découvrir les nombreux pièges qui attendaient les uns et les autres, profiter des instants de douceur et me préparer à traverser les saisons orageuses.

    Le plus surprenant, est que dans cette vie, je n’étais envieux de rien. J’aimais ce style rude qui rendait les gens un peu bourrus certes, mais qui permettait de se réaliser pleinement. Nous ne sommes pas des hommes pour rien. Je compris alors que pour être évalués, nous n’avions besoin de personne. Il nous suffisait de nous mesurer aux éléments naturels pour nous assurer où nous en étions de notre progression.

    Je me souviens ainsi que les hivers que je passais dans les bois, chaque jour j’essayais de confectionner davantage de fagots de brindilles, de scier plus de rondins, d’empiler les stères le plus rapidement possible et même d’abattre seul mes premiers arbres de si belle manière, qu’un jour je m’entendis dire : « Je vois à présent que tu peux très bien te débrouiller tout seul, cette parcelle est ton chantier jusqu’en mars prochain » !  

    Je crois que cette remarque je l’ai reçue, non pas comme un compliment, car à la maison, c’est une réflexion qui n’avait jamais franchi le seuil, mais comme un cadeau. J’allais être enfin seul !  

    Qu’importe le temps, la pluie, la neige ou le vent. J’avais ma cabane, mes outils et mon feu ne s’éteignait jamais. Il me suffisait de le raviver afin de préparer suffisamment de braises pour cuire les pommes de terre, la tranche de lard et les châtaignes que j’avais dérobées dans la réserve.

    J’étais devenu, bien avant que l’heure ait sonné, mon maître, une sorte de capitaine de navire au long cours ! Je me doute que quelques personnes trouveront à redire ; mais de cette enfance qui me fut volée, je n’en ai jamais nourri aucun grief contre qui que ce fût. Il faut du temps pour se fabriquer une armure qui puisse résister à toutes les agressions. Je crois que l’on ne commence jamais trop tôt dans la vie pour devenir un homme ; un de ceux qui ne plient pas facilement et qui refusent de mettre un genou à terre, sauf la toute dernière limite dépassée.

    Si de nos jours nous avons pris la mauvaise habitude de nous plaindre contre tous et à l’endroit de tout, c’est sans doute parce que nous avons oublié de réviser nos belles leçons de choses naturelles et de celles de la vie. Dans notre existence, la meilleure défense fut toujours l’attaque et nous ne devons jamais laisser à personne le soin de penser pour nous, sinon nous devenons les serviteurs de notre destinée que l’on détourne de nous.

       

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