• L’HEURE DU BILAN

     Il me plaît de croire, dans ce matin qui n’ose affirmer ses prétentions, qu’il les garde par-devers lui, pour ne pas faire de l’ombre à mes pensées. Et elles sont nombreuses, sans doute aussi broussailleuses que les haies qui bordent nos champs et nos chemins, quand l’automne tire sa révérence. C’est alors qu’en ma mémoire, tout se mélange, les ans sautant les uns au-dessus les autres, tandis que les saisons s’enchaînent dans le désordre, les récoltes se succédant sans tenir compte du calendrier lunaire. Qu’importe, le temps a fait son œuvre, et moi je le suis. Ai-je eu celui de réaliser tous mes désirs, si tant est qu’à la campagne nous ayons l’opportunité d’en dessiner en nos esprits déjà encombrés ? Des rêves, je n’en fis point non plus ; sinon celui qui naissait au début du sillon et qui prenait fin quand le prochain le recouvrait.

    Un jour, un passant me demanda si, comme lui, j’avais un peu voyagé. Il fut étonné quand je lui répondis que je fis à n’en pas douter plusieurs fois le tour de notre bonne vieille planète. À son air interrogatif, je me doutais qu’il ne saisissait pas mes paroles. Alors, tranquillement je lui ai démontré qu’il n’était pas nécessaire aux hommes de partir très loin de chez eux, à plus forte raison, si cela ne changeait pas le cours de leur vie, pour en comprendre le sens. Mes voyages, monsieur, lui répondis-je, furent ceux qui me menèrent d’une saison à la suivante. L’une me trouvait à conduire les troupeaux à l’estive, une autre me voyait éventrer la terre pour y semer la prochaine récolte. Pendant ce temps, les prairies verdissaient et s’engraissaient, jusqu’à l’heure où la faux les couchait en andains, que le vent et le soleil séchaient. C’est que chez nous, nous sommes aux premières loges pour regarder et étudier la nature. Alors, comme les fourmis, nous travaillons et engrangeons en attendant les frimas. Mais comme nous ne sommes pas des égoïstes, nous pensons aux animaux en même temps que nous prévoyons pour nous. Puis, les étés finissaient de blondir les blés, et le froment remplissait les sacs. En prévision de l’hiver, c’était le bois qui échauffait les lames des scies, en émoussant également le tranchant des haches. À l’époque des fruits, la cueillette ne souffrait pas de retard. Les alambics des bouilleurs transformaient la bonne pulpe en un alcool qui faisait sourire nos gorges, mais qui soignait aussi certaines maladies de nos bêtes. Pour dépoussiérer nos gosiers, la vigne se chargeait de concocter un breuvage qui, sans être un grand cru, n’en était pas moins le délice des palais.

    – Mais alors, s’était écrié le passant égaré dans nos champs, vous n’êtes jamais parti d’ici ? Votre horizon fut toujours le même !

    – Ce à quoi j’avais répondu que de toute façon, nous n’avions pas besoin de garder nos yeux dessus, étant donné que c’est la terre qui était le nôtre et que jamais elle ne recula lorsque nous avancions. Il s’en était retourné dans sa ville, quelque part dans le pays, peu convaincu par mes paroles. Quelle importance de croire ou non, que d’aller voir ailleurs si la misère est la même que chez nous ? Je repris donc le cours de mes pensées dans lesquelles l’histoire du passant, sans le vouloir, avait remis un peu d’ordre. C’est alors que je pris conscience que de la vie, je n’avais connu que ce qu’elle m’offrait du matin au soir, sans chercher si dans les coulisses de la pièce de théâtre on pouvait dessiner d’autres décors. Il est vrai que je n’avais fait que poser les pieds dans les pas laissés par les anciens. Je n’avais pas eu à inventer quelque chose pour survivre, tout me fut légué d’une part par les aînés, ainsi que par la nature. Dans ma volonté à bien faire, sans me créer mille questions, j’y ai entraîné les miens. Leur ai-je seulement demandé une fois, s’ils étaient heureux ? Certains ne le furent sans doute pas, puisqu’ils ont tourné le dos à la ferme. Oh ! Sans se fâcher ni adresser le moindre reproche à qui que ce soit. La valise à la main, ils avaient simplement dit au revoir, et s’en étaient allés grossir les rangs des citadins. Ils revenaient de temps à autre, fiers de sentir la terre coller à leurs sabots.

    Mais une question taraudait mon esprit. Ai-je assez aimé les miens, leur ai-je dit une fois que j’avais besoin d’eux et qu’ils me rendaient heureux ? Entraîné dans la spirale du travail, me suis-je aperçu qu’ils étaient à mes côtés et que si je souffrais, ils devaient également connaître la douleur ? L’homme de la campagne, a-t-il seulement un instant pour lever les yeux vers sa famille et leur dire qu’il pense à eux ? Son regard est posé sur le sol, ses mains fouillent dans l’âme et les entrailles de la Terre qu’il filtre entre ses doigts pour chercher à comprendre s’il lui manque un élément. Il doit être attentif aux bruits du troupeau, afin qu’il accoure au premier appel de détresse. Alors, à quel moment aurait-il pu dire, je vous aime, ce mot qu’il n’avait jamais appris ?

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-1


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