• L'orange amère

    — Le monde appartient à tous, peut-on entendre de-ci de-là. Le jour se lève aussi pour tous les hommes ! Mais, pourquoi y a-t-il autant de disparités entre les personnes qui peuplent notre belle Terre ? Pourquoi fait-il jour chez certains, tandis qu’il fait nuit dans le cœur des autres ? Pourquoi le soleil darde ses rayons sur quelques-uns, alors que le plus grand nombre est toujours à l’ombre ? Pourquoi le bonheur stationne-t-il sur le seuil de quelques maisons où les gens ne l’ont jamais prié qu’il leur rende visite et que dans certaines rues des villes et villages il se refuse à s’arrêter devant des bâtisses qui ignoraient qu’il put exister ?

    Pour toutes ces raisons et ces questions, les différences se sont installées dans la vie des individus et ils convinrent que pour trouver l’essence même du bien-être, il suffisait alors de le construire à leurs mesures et en fonction de leurs besoins ou de leurs espérances. Ainsi avons-nous vu se créer plusieurs mondes parallèles, allant souvent jusqu’à s’ignorer, comme si la main droite ne voulait rien savoir des faits et gestes de sa voisine de gauche.  

    Je n’ai pas échappé à la règle. Victime trop tôt de cette solitude qui me revint presque de droit comme un héritage, je me construisis donc ma propre bulle. Oh ! N’allez pas imaginer que je la voulus exemplaire, sans tache aucune ni sans défaut, avec des fleurs dans chaque prairie et accrochées dans toutes les ramures, des friandises pour les enfants du monde ainsi que des sourires à poser sur tous les visages rencontrés. Non, bien au contraire. De ce monde-là qui relève plus de la fantaisie que de la réalité, je convins donc qu’au lieu de m’opposer à lui j’allais en faire mon allié et essayer de démonter les théories qui prétendaient qu’elles étaient immuables. Je sais, diront certains, je ne manquais pas d’ambition !  

    Très jeune, je décidais d’aller vers ceux que la vie semblait ignorer.  

    Ils n’étaient pas que des enfants comme moi, qui le jour de la distribution du bonheur étaient absents, ou occupés en d’autres endroits. Ils étaient aussi des gens qui auraient pu être mes parents et même mes grands-parents pour la grande majorité. Sans doute que je ne les ai jamais assez remerciés, car ils m’enseignèrent les choses de la vie comme elles devaient être vues et non supposées ou même inventées par les esprits aventureux. Mais bien qu’avantageuse pour l’enrichissement dont j’étais l’heureux bénéficiaire, je n’en quittais pas pour autant ma précieuse bulle qui était censée me protéger des agressions de toutes sortes ainsi que de la bêtise humaine. Vous imaginez, n’est-ce pas, que cette dernière ne date pas d’hier !

    Les lignes qui suivent cette modeste introduction remontent à bien des saisons en arrière. Nous étions déjà à une veille de Noël dont le seul nom était la cause de frissons pour les uns, d’agacement chez les autres, et d’indifférence en de nombreux foyers.

    Le matin, je dus donner un coup de main au curé pour terminer la crèche. Il me fallut aller chercher suffisamment de mousse pour la tapisser, afin que les bergers et les moutons fassent aussi vrai que dans la réalité. Ma tâche accomplie, en redescendant de l’église, chez une personne âgée, je rentrais du bois près de la cheminée, pour qu’elle n’ait pas à sortir la nuit. Pour une autre, je fis les courses afin qu’elle prépare son réveillon en tête à tête avec elle-même. Le souvenir de cette veille de fête passée chez ses parents il y avait bien longtemps ne l’avait jamais abandonnée et elle refaisait renaître une époque qui l’avait enchantée lorsqu’elle était enfant. Pourquoi pas, après tout, pensais-je, si cela lui fait plaisir et lui permet de revivre une scène heureuse de la vie.

    Chez une autre « gangan » qui signifie en créole une grande personne, ce fut quelques travaux d’entretien qu’il me fallut accomplir avant de rentrer le bois nouvellement livré, dans une remise où celui de la saison précédente l’attendait en finissant de sécher.  

    Avant de rejoindre la maison, pour remerciement, la vieille dame me fit dîner à sa table. Ce n’était pas un repas de fête, mais l’ambiance était feutrée et les histoires qu’elle me racontait captivaient mon attention. Certes, elles n’étaient pas issues de contes des mille et une nuits, mais d’une époque révolue qui avait su rendre bienheureuse ma narratrice. Je prenais soin de ne jamais l’interrompre, car j’avais remarqué que chez certaines personnes ayant traversé la plus grande partie de leur vie, à l’instant où elles étaient arrêtées dans leurs pensées, elles oubliaient certains gués qui permettaient le passage de quelques mots, tels ceux de la rivière, aidant les gens et les bêtes à l’enjamber.

    Il arrivait à cette brave femme de prendre ombrage de mon silence et elle me demandait alors :

    — Je te vois bien loin ; m’écoutes-tu au moins ?  

    Comme une flatterie dont j’avais deviné qu’elle en appréciait la portée, je lui répondais :  

    — Pardon de vous donner ce mauvais sentiment. Vous avez raison, je ne vous entendais plus, car je suivais vos pas le long de ces chemins bordés de hauts buissons, que vous affectionniez alors, pour les récoltes des prunelles et de mûres que votre mère transformait en de délicieuses confitures.

    Cette veille de Noël là, ne put jamais s’effacer de ma mémoire.

    La journée s’était passée dans la bonne humeur, un instant chez l’un, le suivant chez l’autre. La neige était tombée en abondance permettant au temps de se radoucir et j’avais gagné auprès de ma conteuse mon cadeau de Noël. Il n’était pas énorme. Il tenait dans une seule main et sans difficulté dans une poche du pantalon qui descendait jusqu’aux genoux. Ce pantalon, qui n’avait que le nom, mais pas l’allure, permettait à mes jambes de prendre une belle couleur bleue ainsi que moult remontrances, bien que je ne me plaigne jamais.  

    — Si tu ne veux pas geler, tu n’as qu’à rester à la maison !  

    — Mais comment répondre sans fâcher personne, que le plus souvent il faisait aussi froid dans le taudis que dehors ?  

    Je rentrais donc tout fier en brandissant mon cadeau. Il ne fallut alors que quelques instants à la marâtre pour m’arracher ma belle sanguine des mains en prétextant que je n’étais qu’un jeune ignorant qui avait tort d’accepter des oranges pourries d’une vieille dame qui perdait la raison. Je ne dis rien, mais retint la leçon. Je ne rapportais plus jamais rien qui se mangeait chez des gens qui, en toutes saisons, avaient le cœur aussi froid que durant celle oublieuse qui tenait les individus isolés.

    Je crois que c’est à partir de cette date que je commençais à me désintéresser de toutes les fêtes qui sont tentées réunir les familles, alors qu’en fait, dans de nombreux cas, elles ne font que dresser des barrières entre elles.

     

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