• La boulangerie des mille douleurs

    La boulangerie des mille douleurs— Dans le fournil bas de plafonds, que supportaient des poutres équarries à l’herminette, mais qui en un siècle n’avaient pas pris une ride, se jouait un acte douloureux d’une pièce de théâtre que les acteurs auraient bien voulu n’avoir jamais connue.

    En cette nuit du mois d’août, les grillons s’en donnaient à cœur joie. Avaient-ils deviné qu’un drame était en train de se jouer et qu’ils ne voulaient manquer aucune réplique ? Juliette, la femme du boulanger avait décidé qu’il était temps de crier ce qu’elle avait sur le cœur. Voyant son mari s’apprêtant à aller réveiller leur fille, elle se planta devant la porte et lui lança :

    — N’attends pas ta fille ce matin. Elle ne viendra pas travailler, pas plus que demain ni les jours suivants ! Je lui ai conseillé d’aller voir autre chose que cette prison dans laquelle tu nous retiens depuis tant d’années. Si nous n’avons plus rien à attendre de la vie, il n’en est pas de même pour elle. Tu n’as pas le droit de moissonner du blé qui n’a pas encore mûri.

    Il voulait hurler sa colère, mais aucun mot ne sortait de sa bouche qui cherchait un second souffle. Pour la première fois, il l’écoutait sans rien dire. Il était planté à côté du pétrin semblant ne pas en croire ses oreilles. Elle avait souhaité un dialogue et c’était un long et triste monologue pitoyable qui s’élevait. Le voyant interloqué, elle en profita pour monter à l’assaut de la forteresse affaiblie. Elle voulait aller vite et faire mal avant que son mari ne reprenne le dessus, comme toujours il avait réussi avant ce matin. Elle investit la brèche.

    — Tu n’as jamais réalisé que ta fille et moi, tu nous traitais comme si nous étions tes esclaves. Tu vis comme si nous n’existions pas. Jamais un regard ou un mot tendre, de ceux que les gens aiment à entendre. Des reproches, oui, autant que du bois qui passa dans ce four sans jamais émettre la moindre plainte. Pourquoi m’avoir fait supporter la venue de notre fille comme une erreur à la place d’un fils tant désiré ? Je ne l’ai pas faite toute seule, me semble-t-il ? De toute façon, tu la fais travailler comme si elle était un vrai garçon.

    Te souviens-tu de ce jour Léon, quand j’ai perdu le second enfant ? Je sais que jusqu’à aujourd’hui, tu ne me l’as jamais pardonné. Mais est-ce ma faute si ce petit ne s’est pas accroché comme il le devait ? Tu me faisais travailler autant qu’un homme.

    Le drôle, lui, l’avait bien compris. Comme il était meilleur que toi, il a préféré partir plutôt que de me voir souffrir. Et pour être certain que plus jamais je n’aurai à verser d’autres larmes, il a emporté avec lui tout ce qui servait à en faire d’autres. Il a refusé que des malheureux voient notre misère.

    Léon, n’as-tu donc jamais compris qu’à tes côtés, c’était l’enfer ? Pour toi, une seule chose compte. Ton pain ! Tu voulais qu’il soit le plus beau, le meilleur, celui que tout le monde s’arracherait. Mais y as-tu vraiment goûté à ton pain ?

    Il a un goût amer et acide, parce que nos larmes s’ajoutent à l’eau dans la farine. Et cette amertume ne t’a jamais râpé le gosier ? Et tu ne l’as jamais entendu geindre quand il cuit ? Regarde-moi mon pauvre ami. On a à peine marché dans la vie que déjà la voilà qui s’enfuit. Sur notre enseigne, il ne fallait pas écrire : au bon pain de Léon, mais la boulangerie des mille douleurs. Cela aurait été plus juste !

    Depuis des années, j’attendais le jour où enfin je pourrai te dire ce que j’ai sur le cœur, et autant d’autres où je voulais m’enfuir loin de ce bagne. Mais vois-tu Léon, j’ai toujours renoncé, car c’est dans cette maison que mes larmes ont l’habitude de couler et de vite disparaitre pour qu’on ne les voie pas.

    Lassée de parler seul, Juliette cria plus qu’elle le voulut.

    Léon, dis quelque chose, ne reste pas planté là sans rien dire !

    Léon ne dirait plus rien, pour la première fois il était vaincu. Il venait de s’écrouler, foudroyé par un cœur refusant lui aussi de continuer sur un chemin qui ne s’était jamais éloigné du four ni du moulin.

    Extrait du « Village maudit »

     

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