• La carte de vœux 2/4

     

    Concernant la journée qui débutait, il avait bien tenté sa chance en rappelant que la tradition accordait jusqu’à la fin du mois pour adresser les souhaits aux personnes dignes de les recevoir, et qu’il n’y avait donc pas péril en la demeure. Mais rien n’y fit. Elle avait décidé aujourd’hui de se montrer autoritaire et le garçon comprit que plus tôt il aurait terminé la corvée d’écriture, plus vite il serait dehors. Néanmoins, la meilleure partie de son plaisir s’en trouverait écourtée.

    Au fur et à mesure qu’il franchissait une nouvelle étape dans l’existence, loin de s’essouffler, l’émerveillement de la découverte de son environnement grandissait. Au sujet de ce jour de marché, il était vrai que personne n’attendait après lui sur le foirail. Toutefois, comme les gens qui le fréquentaient n’avaient pas les yeux dans leurs poches, ils avaient vite repéré celui n’ayant pas les deux pieds dans le même sabot, selon la formule consacrée pour désigner un dégourdi. Le tour du marché aux bestiaux n’était pas achevé, que déjà, s’adressant à lui, quelqu’un lançait cet appel :

    — Eh ! Toi, tu n’es pas en charge de travail ?

    — Non, vous avez besoin d’un coup de main, répondait Robert sentant le rouge monter aux joues.

    — Tiens-moi cette longe le temps que je démêle les autres

    — Vous ne préférez pas que je la fixe à la barre, demandait fièrement Robert ?

    — Tu sais faire les attaches rapides sans que les bêtes les dénouent en tirant dessus ?

    — Pardi ! répondait crânement le garçon, avec dans la voix une pointe d’orgueil, comme si les nœuds étaient l’affaire de toute sa jeune vie, alors qu’il essayait de toutes ses forces de dénouer celui qui le retenait à cette maison qu’il ne portait pas dans son cœur.

    Mais il n’y avait pas que les nœuds qui le passionnaient. Il aimait l’ambiance qui régnait sur le foirail dès l’instant où le marché était ouvert. La cloche venait à peine de retentir que la bataille entre les hommes s’engageait. Les maquignons avançaient leurs pions tandis que les éleveurs les repoussaient. Chacun avait décidé de tester l’autre. Parfois, on entendait un paysan hausser la voix afin que tout le monde le comprenne :

    — Tu me prends pour un mendiant que tu oses me proposer une enchère si basse que même quelqu’un dans le besoin ne l’accepterait pas !

    Tiens, je te laisse faire le tour des bestiaux exposés. Si tu en trouves de plus beaux que celles-ci, je te donne les miens au prix que tu voudras !

    Ainsi était l’ambiance sur le champ de foire, tous les premiers samedis de chaque mois. On riait, on criait, mais on se tapait aussi dans les mains.

    — Tope là, concluait-on alors. C’était l’instant que préférait Robert. Cet échange de poignées de mains qui avait plus de valeur que n’importe quelle signature. À l’instant où les paumes se rejoignaient, c’était comme si les adultes conjuguaient le verbe « faire confiance » à tous les temps. De toute façon, on savait bien qu’une parole donnée puis reprise était volée et en ce jour où les bêtes changeaient de propriétaires et que l’argent quittait une poche pour rentrer dans une autre, personne n’aurait voulu qu’on le confonde avec un détrousseur. Oh ! Il arrivait bien que l’on doute de temps en temps de la sincérité d’un maquignon ou que l’on pensait que tel éleveur n’avait sans doute pas lésiné pour engraisser avec des produits illicites, une carne pour la faire paraître désirable. Mais cela faisait partie du jeu et admit une fois pour toutes par tout le monde.

    Robert avait une certaine admiration pour les paysans qui disaient qu’ils préféraient rentrer chez eux avec leur bétail plutôt que de le donner pour deux sous.

    — Un jour, disait celui qui se sentit offensé par une offre très en dessous de la valeur réelle, c’est vous qui viendrez chez moi me prier à genoux de vous donner mes bêtes. Et vous savez ce qui se passera ? Ce jour-là, vous serez content que je vous les cède au prix qui sera le mien ! Je ne suis pas à la rue, moi, pour accepter la mendicité !

    Robert se demandait comment il n’aurait pas pris du plaisir à écouter ces échanges entre hommes qui savaient ce que parler veut dire mêlant dans leurs propos des accents de malice !

    Comment n’aurait-il pas éprouvé du soulagement en voyant que finalement les uns et les autres sortaient tous vainqueurs d’une bataille dont tout le monde s’accordait à dire qu’elle fut rude ?

    Comment n’aurait-il pas pris du plaisir en flattant une encolure ou un flanc de ces animaux qui savaient que l’on parlait d’eux, mais qui ignoraient toujours dans quelle étable ils passeraient la prochaine nuit ?

    Quelle fierté encore, quand il arrivait qu’on lui demandât s’il ne voulait pas brosser les poils de cette vache ou de son veau ? Si certains allaient conclure leurs nouvelles affaires, comme ils le prétendaient, dans l’un des deux bistrots dont la terrasse donnait sur le foirail, il y avait ceux qui se réunissaient autour des charrettes. Les bouteilles circulaient et en connaisseurs, on appréciait. Il y avait aussi les casse-croûtes qui se prenaient sur le pouce, mais qui n’avaient rien à envier aux plantureux repas servis à l’auberge. (À suivre).

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010

     

     


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