• La ferme de l'étrange 11/11

    – Je peux te dire que parfois, après certaines interventions, j’ai vu mon pauvre père très épuisé. Je me disais alors que vouloir soulager son prochain était sans doute la plus noble intention qui soit, mais qu’il n’était pas ordinaire que le mal change de camp.

    — Pourtant, insista-t-elle encore, il t’arrive bien d’entendre les appels ?

    – Oui, parfois, dit-il ; mais pas aussi souvent que tu l’imagines. Ce sont surtout les autres corniauds qui me réveillent lorsqu’ils sont dérangés dans leur sommeil par les plaintes de Dick. Je ne me rends pas sur le lieu de repos du chien. Je crois comprendre que ce n’est pas moi qu’il réclame, du moins pas encore.

    – Dis-moi, questionna-t-elle, comment le grand-père est-il mort ? Était-il vieux et malade ?

    – Non, ni l’un ni l’autre. Épuisé par des années de labeur qui ne respectent pas le corps des gens qui se tiennent penchés au-dessus de la terre, il avait perdu certains réflexes. Cela arriva au cours des moissons. Lui qui connaissait tant de choses, ce jour-là, la fatigue lui fit mépriser le danger. Il venait d’engager l’attelage sur le flanc de la colline. Le pied d’un bœuf a trébuché dans une ornière, et cela suffit à la charrette lourdement chargée de gerbes pour chuter du côté où se tenait le père.

    Il nous interdisait toujours de marcher à côté de l’attelage. Devant ou derrière, criait-il ; mais je ne veux pas vous voir à proximité ou dessus ! Cependant, un phénomène particulier se produisit à la ferme, en marge de ce malheureux accident. Les trois nuits qui précédèrent l’événement, Dick n’avait pas cessé d’appeler. Au soir du quatrième jour, il se tut. Venait-il de retrouver son maître, ou est-il mort pour la seconde fois ? Toujours est-il que ses gémissements se firent plus discrets et plus espacés. Maintenant, lorsque je les entends je me pose cette question : sont-ils bien réunis dans un destin commun, ou insistent-ils pour attirer notre attention vers un autre événement ?

    – Lequel pourrait-il être, demanda la jeune fille ?

    – Je ne veux pas que tu prennes pour argent comptant ce que je vais te confier. Mais j’ai le sentiment que le grand-père a assisté à ton retour sur la ferme. À travers les appels de son fidèle compagnon, je ne cesse de me poser cette question :

    Et si c’était ton esprit qu’il cherche à investir ? Ne serait-ce finalement pas toi qu’il aurait choisi pour lui succéder ?

    Ils se turent. Soudain, dans leurs pensées, tout devint plus clair. Ce n’était pas par hasard qu’elle entendait les appels au cours de la nuit !

    – C’est étrange, répondit-elle calmement. Ce que tu me dis ne m’effraie en aucune manière. Pourtant, après cette histoire au caractère paranormale, il me semble que je devrais l’être, non ?

    – Je te répète que je n’en sais rien, se défendit-il. Ce ne sont que des suppositions, mais elles demandent à être vérifiées, à mon humble avis.

    Se levant, il ajouta encore :

    Ma fille, ta présence ne m’ennuie aucunement. Au contraire, je suis aussi fier qu’heureux de t’avoir parmi nous. Mais entends les bêtes ; elles réclament la pâture. Elles se moquent de nos discours, elles ! S’il s’avère que la chose à laquelle je pense se réalise, crut-il nécessaire d’ajouter, je me dois de te souhaiter, une bonne route sur les chemins qui te mèneront vers la douleur de tes semblables. Quant à leurs longueurs, n’aie aucune crainte. Elles ne seront pas non plus interminables. Ceux qui auront à te confier leur peine feront la plus longue marche en direction de l’espérance. Tu devras t’armer de beaucoup de patience, toi la jeune fille la plus pressée du monde. Guérir ou apaiser ne demande pas d’efforts surhumains. Sauf pour ceux qui ont perdu la foi dans la vie et en eux-mêmes. Tu auras alors à soulager deux personnes. Celle qui se tient devant toi et celle qui reste cachée au fond d’elle, dont elle occupe le plus grand espace. Elle n’évolue qu’à l’abri des regards et de la lumière. C’est cet individu interne qui est le plus dangereux, car il a installé chez son hôte un réseau de fils. Il lui suffit de tirer sur l’un ou l’autre, pour diriger son double comme une marionnette.

    – Je t’écoute ; dis la fille ; je me demande même si c’est bien de moi dont il s’agit. Ne penses-tu pas que pour toi il n’est pas trop tard ?

    Puis, le regardant droit dans les yeux elle posa la question qui la tourmentait depuis le début de leur conversation. Sa voix se fit si douce, qu’il eut de la peine pour l’entendre.

    – Père, ne voudrais-tu pas me conduire près de l’endroit où le pauvre Dick repose ? Il me semble que lui et moi, nous avons des choses à nous dire. Ensuite, je me rendrai au cimetière du village. Je demanderai au merveilleux ancien s’il me trouve digne de lui succéder et s’il estime que je serai assez forte pour affronter les obstacles qui ne manqueront pas d’ourler mes sentiers.

    Amazone. Solitude 00061340-1

     

                                                   FIN 

     

     

     

     


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