• La ferme de l'étrange 3/11

    – Pour confirmer les dires de ces hommes rustres et sans doute un peu bourrus, mais ô combien logiques tout au long de leur existence, il n’était qu’à poser les yeux sur l’évier qui se trouvait en bonne place sous la fenêtre ! Il était fait de gros blocs de pierre, dont celui de droite et de gauche surplombait un troisième qui avait été creusé et dont l’écoulement se faisait directement à travers le mur de la maison. Sur chacun des pavés supérieurs, il y avait toujours un seau d’eau. L’imagination des hommes les avait poussés à concevoir un ustensile ressemblant à une grosse louche. Posé en travers du récipient, le manche, légèrement courbe, était creux afin de permettre au liquide de tomber en un filet suffisant pour réaliser les travaux désirés. Cet instrument d’un autre temps, dans la maison, on l’avait toujours appelé la cassotte. Sur cet évier, on ne comptait plus les bidons de lait qui s’y étaient retrouvés pour être rincés ni les marmites et encore moins les chaudrons, dont les culs si noircis par le feu de la cheminée, que depuis longtemps on avait renoncé à les faire briller. Ce n’est pas la peine de chercher à les percer, donnait-on comme excuse pour expliquer que l’on ne les frottait plus.

    – Ce qui cuit se trouve dedans et non dehors !

    Celui ou celle qui y travaillait ne perdait rien de ce qui se passait dans les prés voisins ni de ceux qui s’aventuraient sur le chemin menant à la ferme. On pouvait dire que l’évier et la fenêtre avaient un destin commun avec les tours de garde des châteaux qui ourlaient les sommets des collines avoisinantes, sur lesquelles ils finissaient de mourir après avoir connu les plus beaux jours des vallées qu’ils surplombaient.

    Lorsque la demoiselle pénétra dans la cuisine après avoir poussé la porte dont on ne songeait jamais à huiler les gonds et après avoir laissé la dernière marche d’un escalier qui semblait souffrir de mille maux à chaque fois qu’on l’empruntait, ses yeux se posèrent sur le vaisselier. Le meuble, avait, lui aussi connu d’autres temps. Résigné, il avait fini par abandonner à la fumée et à l’existence le soyeux de son bois agrémenté de nombreuses sculptures dont la main habile d’un ébéniste l’avait revêtu. À son sujet, la jeune fille avait demandé si les habitants de la demeure s’apprêtaient à déménager bientôt, car le meuble semblait en effet prêt à partir. S’approchant de lui, elle questionna non sans respect, son père qui ne cessait de l’observer :

    – Sont-ce tous vos trésors qui se trouvent réunis en si peu de place ?

    C’est vrai qu’elle n’avait pas eu à forcer son imagination pour énumérer tout ce qui ceétait exposé à la vue de tout un chacun. Il y avait là un échantillonnage de tout ce qui faisait la vie d’une famille. Aucun endroit n’était disponible ! À la poussière qui recouvrait les objets, on devinait que beaucoup n’étaient plus utilisés depuis des lustres, et qu’il y avait encore plus longtemps qu’il n’y avait pas eu de banquet à la maison. Les traditions se seraient-elles perdues, que l’on invitait plus les gens du village à sa table ? À moins que la poussière présente sur toutes les choses ne fût là que pour éviter aux souvenirs de s’envoler à l’instant où la porte s’ouvrait ? La vie s’écoulait ainsi depuis des générations et nul n’aurait songé à compromettre l’équilibre formé par l’existence et les gens.

    Il aurait été difficile de croire que les senteurs qui émanaient de la maison étaient nées seulement du présent matin. Non, personne n’était dupe. Dans le volume qui avait trouvé son harmonie, le temps avait créé une alchimie dont il était le seul à en détenir les secrets et la composition.

    Finalement, les odeurs et les bruits qui gravitaient autour des habitants des lieux avaient un côté rassurant. C’est comme si l’on était certain que les âmes des anciens n’avaient jamais migré vers le pays que ne visitent pas la lumière ni l’amour. Il n’était sans doute pas innocent que personne ne songeât jamais à déplacer quoi que ce soit, afin de ne pas déranger l’esprit auquel les choses appartenaient. On allait d’une pièce à une autre en étant conscient qu’on se heurtait involontairement aux souvenirs. Mais jamais, au grand jamais, on n’aurait osé les changer de place. Il n’était pas une image ni un objet qui ne rappelaient pas une histoire commencée, mais hélas, jamais achevée, puisque personne n’avait su imaginer les mots pour clore un chapitre. Ils appartiennent qu’à ceux qui les prononcent, car ils sont les seuls qui ont ressenti les émotions qui les ont fait naître. En fait, c’était à ce sujet que la jeune femme désirait s’entretenir avec son père. De cette ambiance qu’elle avait toujours connue et qu’elle pensait qu’il suffisait de s’éloigner quelques années pour que les ressentis disparaissent. Or, il n’en était rien.

    Depuis son retour, certains phénomènes se renouvelaient chaque nuit. Non qu’ils l’effrayaient ; mais elle jugea que le temps était enfin venu, qu’on lui donnât les explications qu’elle attendait. Parfois, il suffit de connaître les tenants et les aboutissants des choses dites mystérieuses pour qu’elles ne le soient plus.

    Et puis, quand on vit le jour à la campagne qui semble avoir été oubliée du reste du monde, rien ne peut vraiment vous étonner. (À suivre).

    Amazone Solitude 00061340-1

     

     

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