• La ferme de l'étrange 5/11

    La ferme de l'étrange  5/11

    – Prenant délicatement la main de sa fille dans la sienne, il lui demanda si elle voulait bien raconter à nouveau les rêves de ces nuits dernières. Elle se lança ; il ne l’interrompit pas. Mais au bout d’un long moment durant lequel il ne disait rien, elle l’interpella :

    – Vas-tu me confier à la fin ce qui te tracasse, finit-elle par demander ?

    – Certes, je vais te le porter à ta connaissance. Tu me racontes des faits qui se sont déroulés des années avant ta venue parmi nous. Dans cette maison, il n’y a que ta mère et moi qui connaissions ce qu’a vécu ton grand-père en ce jour dont il nous affirma qu’il fut l’un des plus douloureux qu’il n’a jamais supporté. Et pourtant, il avait fait la guerre et il savait ce que tristesse et souffrance signifiaient ! Nous ne vous en avions jamais parlé, car il est des émotions qui ne pourraient être partagées sans crainte de les déposséder du meilleur d’elles-mêmes. C’est un peu comme la plus belle image. Elle rayonne et reflète avec bonheur dans les yeux, tant qu’elle ne choit pas dans la boue. Si à la suite d’une maladresse cela survenait, on s’empresse de la ramasser. Hélas, même nettoyée, elle porte à jamais les stigmates de la terre qui l’a écorchée.

    – C’est à mon tour de me montrer intriguée, dit-elle avec dans la voix ce petit quelque chose qui trahissait sa curiosité, alors que l’odeur du café en profitait pour se répandre dans la cuisine, ajoutant un arôme à ceux qui s’y accrochaient depuis longtemps. J’attends tes explications, lui dit-elle en pressant plus fort sa main dans la sienne.

    Il eut mal ; oui, il éprouvait une certaine douleur soudaine et méconnue qui ressemblait plus à un déchirement qu’à une blessure. C’était la première fois qu’il allait mettre au grand jour l’un des secrets que détenait sa mémoire. Il lui en coûtait de révéler ces évènements particuliers qui se déroulèrent il y avait bien longtemps. Mais il comprit que sa fille devait savoir, car il y aurait sans doute de nombreuses nuits au long desquelles les appels ou toute autre manifestation la tiendraient éveillée et que pour trouver le repos qui sied aux ténèbres, il faut leur apporter les réponses qu’elles réclament.

    – Est-ce donc si difficile ? Le pressa-t-elle, pour qu’il te faille un si long moment pour me dire ce qui s’est passé dans notre ferme ?

    – Non, ce n’est pas si pénible que tu l’imagines, répondit-il. C’est seulement que je ne suis plus tout jeune et que j’ai besoin de plus de temps pour retrouver le fil des jours et celui des ans. Tu sais, je suis arrivé à un point de ma vie où je ressemble à une barque qui souhaiterait refaire le chemin de la rivière pour découvrir sa source. Il est si difficile de vouloir remonter le temps ! Plus tu avances et davantage il semble reculer, comme pour préserver les secrets de la vie. Nous insistons, mais à la fin, épuisés, nous reprenons le fil de l’eau qui nous conduit vers l’océan et nous nous laissons glisser.

    – Si cela doit te faire mal de parler, ne dis rien, dit-elle, avec dans la voix cet accent de générosité que seules les mères du monde possèdent lorsqu’elles s’adressent à leur enfant dont le cœur saigne.

    – Voilà, dit le père, en se lançant comme on le fait dans une aventure dont on ignore où elle va nous conduire et comment elle va se terminer.

    Je ne te dirai pas que cette journée avait débuté comme toutes celles dont les premières heures n’augurent rien de bon. Loin de moi, une telle pensée. Ces moments particuliers, il n’y a que quelques personnes qui ont le pouvoir de déterminer ce que sera le jour en lisant dans les couleurs de l’aurore, comme d’autres le font en cherchant dans les mille facettes de leur divine boule de cristal. Seulement chez nous, tu es bien placée pour le savoir puisque tu y as passé tes plus belles années, rien ne nous a jamais laissés totalement indifférents. Nous avons toujours pris un immense plaisir à découvrir l’histoire nouvelle que le jour dessine à notre intention afin que nous ne le traversions pas avec dans l’esprit la monotonie qui siège chez les gens désabusés. Cependant, en ce début d’automne, une certaine oppression pesait sur le monde, rendant l’air difficilement respirable et les personnes les plus anxieuses qu’à l’ordinaire. Il se murmurait alors des rumeurs d’une nouvelle guerre et chacun se souvenait parfaitement de l’odeur de la poudre et des bruits des canons.

    Ce matin-là, le grand-père finissait d’atteler la paire de bœufs pour le labour. Il voulait retourner une parcelle pour l’ensemencer en seigle afin que dès les premiers beaux jours revenus, les bêtes aient quelque chose de vert et de tendre pour ouvrir l’appétit, après une longue saison hivernale durant laquelle elles ne connurent que l’herbe sèche. C’est à l’instant où il venait de réunir les bœufs par le joug que son attention fut attirée par le manège de son chien, le fidèle Dick. Pour mon père, il n’avait jamais été un animal comme les autres. C’était un compagnon de tous les instants. Il était celui dont on dit souvent qu’il ne lui manque que la parole pour que d’un modeste serviteur, en faire un véritable ami.

    Il grattait le sol à une allure que ton grand-père ne lui connaissait pas. Il ne se laissait pas distraire par les préparatifs du laboureur et cela ne manqua pas d’étonner mon parent. Ordinairement, le chien était toujours le premier à emprunter le chemin qui conduit aux champs. Ce matin-là, il donna l’impression que rien d’autre que lui n’existait autour de lui. (À suivre).

    Amazone. Solitude 00061340-1

    Photo Glanée sur le net

     

     

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :