• La ferme de l'étrange 7/11

    — Je me souviens, dit-elle. Elles appellent désespérément lorsque leurs pis sont trop gonflés, entraînant des souffrances qui peuvent aller jusqu’à déclencher la mammite.

    — C’est bien, dit le paternel en riant. Je vois que ceux de la ville n’ont pas trop lessivé ton cerveau ! Tu es même presque prête pour la relève !

    — Hé là, comme tu y vas, s’exclama-t-elle ! Il est bien d’autres événements dont je me souviens. Je t’entends encore nous répéter inlassablement lorsque nous étions enfants que les choses de la vie, découvertes sur le tas, on ne les oublie jamais ! Apprendre à travailler, disais-tu aussi, c’est comme de le faire pour marcher. Les premiers pas sont hésitants, mais à l’instant où le pied prend de l’assurance, ils s’associent au regard pour ensemble, fixer l’horizon. Ils tracent une route. C’est celle qu’il te faudra emprunter. Elle sera tienne pour toujours. Alors, tu vois que j’ai de la mémoire, demanda-t-elle ?

    — Je n’ai pas prétendu que tu n’en avais pas, rétorqua-t-il. Je sais seulement que tu écoutais, puisqu’en ce jour tu me sers mes propos d’alors, tandis que je croyais que nous parlions à des enfants indifférents.

    — Mais cela ne me dit pas ce qu’il advint du chien ?

    — Cela fait plaisir de voir que dans ce domaine-là tu n’as guère changé, dit-il. Tu es toujours aussi pressée et tu ne lâches rien. N’as-tu donc pas appris à domestiquer ton impatience ?

    Droit devant ! Cela pourrait être ta devise, ma fille.

    — Comme tu le constates, je ne tourne jamais autour du pot. J’aime à y plonger la louche dès qu’il est posé sur la table.

    — Cela tombe bien, dit-il. J’ai de quoi nourrir ta curiosité et si tu restes assez longtemps avec nous, tu te rendras vite compte que le pot dans lequel on sert le potage est presque sans fond. Nous ne finissons jamais la soupe. Après quelques autres échanges sans grande importance, il reprit le cours de l’histoire.

    — Ce jour-là, le père s’attarda un peu à l’étable. Il alimenta les râteliers en foin qui avait conservé tout son parfum d’herbe sèche. Il s’occupa ensuite d’un veau qui n’était pas très solide sur ses pattes. Ce faisant, il convint que c’était le dernier que sa mère mettait au monde. Sans que l’on sût pourquoi, elle n’avait jamais donné des bêtes de qualité. Elles étaient délicates à élever et se négociaient toujours moins bien que les autres. Il avait pris sa décision, à la prochaine foire, elle ferait partie du lot qu’il proposait à la vente. Ensuite, il amena près de la porte les bidons de la dernière traite, afin que le ramasseur de la laiterie n’ait pas à perdre trop de temps.

    La tournée de ce gars-là n’avait jamais varié. À cinq heures et demie, il était dans la cour. Le grand-père lui donnait un coup de main, car il devait tester chaque bidon en prélevant un échantillon. Il le passait dans la centrifugeuse, afin de vérifier que l’on n’avait pas rajouté de l’eau pour faire bonne mesure.

    Chez nous, il n’y avait pas de crainte à avoir. L’ancien disait toujours non sans une certaine fierté, qu’il avait préféré la qualité à la quantité !

    Du reste, tout le monde s’accordait à reconnaître que la plus belle crème venait de chez le père Bonnefoîs. Chaque jour, c’était un véritable plaisir de baratter le beurre frais et bien jaune. Le livret de laiterie signé, dans un bruit d’enfer, la camionnette partait ensuite vers le voisin Lixandrou, empruntant nos chemins toujours cahoteux et remplis d’ornières. De vallon en vallon, on l’entendait longtemps encore. Les chiens ne l’aimaient guère. Sans doute les dérangeaient-ils dans leur sommeil peuplé de rêves où les cochonnailles de toutes sortes s’étaient invitées dans leurs gamelles, ainsi que d’autres plats à profusions. Le grand-père ne manquait pas de leur reprocher leur appétit. 

    — Je suis certain, disait-il, que si nous découvrions toutes les victuailles qu’ils ont enfouies, il y aurait de quoi nourrir les chiens du monde entier !

    — C’est peut-être l’une de ses parts, que le Dick recherchait, avança la jeune femme. Mécontent de ne pas la retrouver, il a décidé de faire le siège de son territoire, afin de voir si le voleur pris de remords ne reviendrait pas déposer un peu du festin pillé.

    — Ô non ! Ce n’était pas ce qui inquiétait le brave chien. Le grand-père affirmait toujours qu’il n’y avait pas plus doux que lui. Il ne se battait jamais. Il semblait être au-dessus du lot, comme on disait alors couramment. Je suis certain qu’il ne revendiquait même pas la place de chef de meute. Rien ne l’intéressait plus que d’être le compagnon fidèle de son maître. Son existence, il l’avait calqué sur celle de son modèle, en quelque sorte.

    Ah ! Maintenant que j’y pense, il n’y avait qu’un homme qu’il ne supportait pas. Lui, brave d’entre tous les chiens les plus doux, dont tous s’accordaient à reconnaître son caractère souple et débonnaire. C’était le collecteur de lait. Mon père s’est toujours demandé quel litige il y avait entre eux, et depuis quand il existait.

    — Tout à l’heure, tu faisais allusion au bruit, avança-t-elle. Il en était peut-être la cause exacte ?

    — Non, je ne pense pas, répondit son père. Entre eux, il devait y avoir eu une sale histoire dont jamais personne ne sut les tenants et les aboutissants. On aurait dit qu’ils s’accusaient mutuellement d’avoir dissimulé un cadavre, et ce dernier se mettait en travers de leur route, chaque fois qu’ils se rencontraient. (À suivre).

     

    Amazone. Solitude 00061340-1


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