• LA JOURNÉE DU MANIOC 3/3

    — La journée s’achève à l’instant où la pirogue touche le débarcadère. Les fruits et les légumes seront répartis dans les carbets, tandis que l’on entassera le manioc pour, dès la première heure du lendemain, être nettoyé. Une grande partie du village participera, car débutera alors une méthode artisanale qui remonte à des siècles dans l’histoire des résidants de la forêt. Elle n’a guère évolué depuis, sinon dans la société créole, en raison des différentes tâches ou contraintes qui se sont jointes aux coutumes ancestrales. Un cercle d’adultes et d’enfants se forme autour des tubercules et l’épluchage commence. Les racines sont plongées dans des bacs remplis d’eau, afin de finir de les nettoyer. Le manioc est ensuite réduit en poudre grossière ; en créole, on dira gragé, sur des planches qui rappellent celles de nos lavandières d’antan, à cette exception près, que celles-ci sont transformées en véritables râpes, à l’aide de nombreux clous. Le produit est alors récupéré dans le récipient où il tombe directement.  

    Dans la société amérindienne, de tout temps on a utilisé des ustensiles en fibres naturelles. C’est l’arouman ; une variété de roseaux. Fendu, il est mis à sécher avant d’être tressé en fonction de la destination qu’on lui réserve.

    Concernant le tubercule râpé (gragé), il est ensuite placé dans une longue poche que l’on désigne sous le nom de couleuvre, en raison de sa forme et de sa couleur.

    Il est à noter que le plus souvent, on reconnaît sous ce nom, l’anaconda. L’ustensile est suspendu après avoir été rempli. Un second anneau, toujours en arouman, se situe à la base. C’est à travers celui-ci qu’une planche est passée et sur laquelle on dispose des poids afin d’étirer le contenant et presser le manioc. L’ensemble est alors comprimé et par cette action, le jus s’extrait naturellement.   Il est à noter qu’il est particulièrement dangereux. Il détient un violent poison, connu sous le nom de cyanure. Il est récupéré puis chauffé pour l’éliminer et on l’utilise dans de nombreuses préparations, après traitement. On ajoutera des poids de plus en plus importants afin de faire sortir tout le liquide du légume. Ce dernier est ensuite enlevé de la couleuvre et mis en attente dans de grands bacs. Il sera passé dans un tamis tressé de façon à ce que l’amalgame résultant du pressage se transforme en une poudre, dont on extrait les impuretés qui seraient encore présentes.

    Sous la platine, plaque métallique très épaisse, le feu est depuis longtemps commencé. Le produit presque réduit en farine est alors versé sur la surface chauffée. Elle est remuée en permanence à l’aide d’une spatule, afin que les grains se forment en se désolidarisant de l’ensemble. Nous sommes au stade du dessèchement du manioc. L’opération prend fin à l’instant où le couac prend une belle couleur jaune et les grains séparés les uns des autres, telle une véritable semoule. Elle est prête à être consommée. On l’utilise en accompagnement de tous les plats, viandes ou légumes et remplace le pain. Lorsque l’on fait des séjours de plusieurs jours en forêt, c’est cette farine que l’on emporte avec soi, car elle se conserve très bien dans des récipients hermétiques.

    Le manioc n’est pas uniquement destiné à être transformé en couac.

    On en fait également des galettes plus ou moins larges que l’on désigne sous l’appellation de cassave. C’est en quelque sorte le pain qui accompagne tous les plats. Quand les femmes mâchent le tubercule râpé et passé par la couleuvre, il est mis à macérer et devient la boisson connue sous le nom de cachiri. C’est le breuvage que l’on offre aux visiteurs de marques ainsi que celui qui coule à flots lors de toutes les cérémonies réunissant les communautés. Des mélopées aux airs lancinants montent  dans le cœur du village. Elles s’adressent aux anciens et plus loin encore aux ancêtres et aux esprits qui les protègent et qui veillent sur les récoltes. Chez ce peuple de la forêt, le passé est intimement lié au présent et il n’est pas un jour sans qu’il soit évoqué l’âme de ceux qui créèrent ce monde dont on pourrait dire qu’il fût, sans doute longtemps avant le nôtre.

    Une autre journée s’est achevée. Elle avait commencé la veille sur l’abattis, alors que dans le soir, la brume avait fait prisonnière, la fumée des nombreux foyers allumés, lui interdisant toutes fuites à travers les feuilles et les plants de toutes sortes.   Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais en ce qui me concerne, j’aime profondément cette société qui évolue à la manière des mots que l’on ajoute pour construire un merveilleux poème. Tous les évènements se transforment en sourires. Il semblerait qu’une main invisible accroche au cou du nouveau-né un talisman qui restera sa part de bonheur pour la vie. Ils ont trouvé depuis la nuit des temps ce dont nous recherchons sans jamais les voir, je veux dire la paix et la sérénité, la joie de vivre et le rejet de tous les sentiments qui tenteraient de les diviser ou les entraîner dans un monde dans lequel ils refusent de pénétrer.

    La preuve que nous ne les écoutons pas suffisamment : ils ne nous demandent rien d’autre que nous les laissions à leurs traditions, alors que l’on s’entête à leur imposer un mode de vie auquel jamais ils n’adhéreront.

     Amazone. Solitude. Copyright N° 00061340-1

     

      

     

      


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