• LA LUMIÈRE, L’EAU, LA VIE

    – Comme il le fait tous les matins après avoir remercié les divinités de lui avoir permis de profiter d’un peu de repos, l’homme, dans des gestes dont il ne savait plus qui le lui avait enseigné, mit son canot à l’eau. À l’instant où il le poussait dans le fleuve, il se signait, en mémoire de son père qui lui avait fabriqué sa première pagaie. Puis une autre prière se posait spontanément sur ses lèvres ; elle était adressée à tous les anciens de la tribu, qui veillaient sur lui, mais aussi sur tout le village. Puis, d’un geste franc, mais sans brusquerie, il présenta son embarcation à l’onde qui accepta de le prendre, comme une jeune fille le fait de la main que lui tend l’élu de son cœur.

    D’un regard vers le firmament, il chercha ce que ce dernier lui réservait pour cette journée qui, pour l’heure, semblait posée sur le fleuve, comme si elle voulait se débarrasser des souillures de la nuit. Les poussières d’étoiles lui donnaient une couleur dont on pouvait croire être l’or que renferment les astres, dans l’intention d’attirer à eux les âmes en errances. À cet instant, notre ami se sentait heureux, l’embarcation épousant la surface, de telle manière que l’on pouvait imaginer qu’il ne la quittait jamais. Seul, dans le silence du matin naissant, le clapot se signalait ; d’un mouvement empreint d’une grande tendresse, il caressait le bois venu l’honorer. Le piroguier eut une pensée émue envers les éléments, sans lesquels, se disait-il, nous ne serions rien. En fait, dit-il à voix haute, comme s’il cherchait à se convaincre du bien-fondé de son raisonnement ; bien que beaucoup fassent semblant de l’ignorer entre l’eau et nous, une longue et merveilleuse histoire n’en finit pas de s’écrire ; et le temps se complaît à l’embellir dans l’intimité de la nuit, avant de nous l’offrir avec les premières lueurs de l’aube. D’aucuns prétendent le contraire, mais je reste persuadé que le lien qui nous unit est plus fort qu’on l’imagine. D’ailleurs, pour nous rappeler d’où nous venons, tous les êtres vivants ne se forment-ils pas dans le liquide ? Dans le secret du sein maternel, ne grandissent-ils pas au milieu aqueux qui pour l’embryon ressemble à l’océan ? Comme lui, il comporte tous les éléments indispensables à une vie, qui un beau matin, le propulsera vers la lumière et les hommes. Soudain, il se souvint des paroles que lui répétait souvent son père, à l’instant où il marchait au dehors du sentier :

    – Prends toujours beaucoup de soin mon enfant où tu poses le pied ; car hors du chemin, se cachent les dangers qui guettent les imprudents. Puis il me citait aussi cette autre maxime qu’il tenait de son lointain parent, et qui lui conseillait de ne pas plonger au milieu du fleuve, afin de ne pas déranger sa mémoire. Mais les mots qu’il préférait entendre étaient ceux qu’il prononçait à voix basse, pour ne pas contrarier les esprits de l’eau. Tu ne les vois pas, mais ils sont partout autour de toi. Alors, ne leur demande jamais où la rivière prend sa source, car elle seule est habilitée à connaître les mystères des entrailles de la Terre. Au premier jour, elle apparaît dans une respiration du sol, et dès lors, elle s’écoule sans jamais regarder derrière. Il en est de même pour le nouveau-né, auquel on ne tarde jamais à couper le cordon, afin qu’il n’entraîne pas à sa suite, l’âme de celle qui l’aura nourri, et enrichit des informations indispensables à sa survie tout au long de son existence.

    Notre homme se demandait comment les anciens avaient fait pour emmagasiner toutes ces connaissances, et surtout, comment ils les avaient retenues, étant donné que les dernières paroles tout juste écoutées, déjà elles s’égarent dans les brumes matinales. Puis, à la réflexion, il se persuada du bien-fondé des répétitions, car même en ne tendant pas l’oreille, l’esprit enregistre les sons qu’on lui adresse. J’apprends donc malgré moi, se dit-il. Mais si je n’ai personne à qui transmettre le modeste savoir que je glane ici ou là, à quoi me sert-il de l’entasser en ma maigre cervelle ?

    C’est alors qu’il se souvint d’une autre parole d’un vieux sage. C’était il y a très longtemps. La pluie tombait dru, tenant les gens dans les cases. Le trouvant rêveur en observant la grise journée, l’homme lui avait dit :

    – Ne soit pas triste, petit. L’eau est un don du ciel pour te rappeler qu’elle est indispensable à ta vie. Mais pas seulement. Elle tombe souvent à l’instant où quelque part autour de nous un membre d’une tribu abandonne les siens. Alors, pour que son âme ne s’égare pas dans l’univers, elle la maintient au sein du village, le temps qu’elle se réfugie dans celle d’un enfant nouveau né. Ainsi, bien que l’ignorant, le bébé est investi du savoir de l’aîné. Ce n’est qu’à la fin du transfert que l’esprit de l’ancien rejoint sa place dans le paradis. On devine qu’elle y est arrivée, à l’instant où à travers la pluie, un rayon du soleil dessine un arc-en-ciel. C’est le sourire qu’adresse le sage à l’enfant, tandis qu’il lui répond par son premier cri.

    Après un ultime remerciement, l’homme reprit sa route, car avant le soir, il devait ramener au village les fruits de la plantation.

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-1


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :