• La mémoire de la rivière

    — À la surface de la Terre, des milliers d’autres artères identiques à moi sillonnent le monde, comme les veines le font pour les hommes, ne laissant aucun repli du corps orphelin du sang, alimentant sans répits la précieuse mémoire de la vie. Nous sortons des entrailles de la planète après nous être enrichies de ses souvenirs, les uns joyeux, d’autres plus douloureux, imprimant des marques à tout jamais indélébiles. De certaines de ses blessures, aujourd’hui encore elle laisse éclater sa colère tant redoutée par les humains, fuyant sa lave destructrice.

    Au premier jour, nous ne sommes qu’un mince filet, mais bien vite nous grossissons, car jamais notre flot ne s’épuise. Sur notre parcours s’invitent sans cesse d’autres affluents, venant s’ajouter à nos eaux, jusqu’à nous faire devenir une belle et fière rivière sillonnant et ondulant à travers le pays. J’étais heureuse de ma condition, prenant ici des alluvions, les déposant ailleurs, prêtant mon miroir au ciel qui s’y mirait. Du plus loin que ma mémoire se souvienne, mon lit n’avait changé d’un méandre ou d’une chute. Ce sont les paysages traversés, qui parfois sont bousculés par les hommes ou les éléments. Avec fierté, je peux affirmer que mes eaux n’ignorent rien du moindre rocher tapissant le fond sur lequel je me laisse glisser, distribuant généreusement à longueur de chemin d’interminables caresses ressemblant à de l’espoir. Tout le long des forêts, mon flot coulait libre, agréablement rafraîchi sous les frondaisons ombrageuses. J’éprouvais même une certaine fierté lorsque les arbres, en silence, me confiaient quelques-unes de leurs feuilles afin que je leur fasse découvrir un monde nouveau. Sur mes berges, les végétaux me tendaient un rameau pour que je goûte à la douceur de leurs fruits.

    Puis-je vous dire qu’au long de mon parcours, j’ai sans cesse inscrit mon histoire, taillant une montagne ici, polissant une rive par là. Je reconnais un peu honteusement qu’il m’est arrivé d’avoir quelques mouvements d’humeurs, surtout pendant les longues saisons des pluies. Mes flots rageurs arrachaient des arbres immenses, ignorant qu’ils pouvaient par-dessus mon onde, échanger quelques mots avec leurs voisins de l’autre rive et même entremêler leurs branches quand l’affinité était à son comble. Je le confesse bien volontiers, et je n’en suis pas fière, croyez-moi ; mais il m’est arrivé parfois de précipiter par le fond les pirogues de quelques aventuriers qui ne recherchaient rien d’autre que le bonheur sur le parcours de mon sillon argenté. Je me souviens aussi de ces hommes courant vers les hauteurs dès que leurs villages menacés par mes flots ne tentaient même pas de résister à ma crue. Cependant, les habitants ne m’en tenaient jamais rigueur. Mes eaux calmées, ils revenaient près des rives sur lesquelles j’avais déposé des limons pour enrichir les cultures prochaines. C’est alors que je les entendais s’exclamer « à toute chose, malheur est bon ». Les jours reprenaient leur marche en avant, et les pirogues couraient à nouveau sur mon dos, m’effleurant à peine, et l’avouerai-je non sans quelque honte, jusqu’à me faire frémir. Jamais personne ne pourra se targuer d’avoir décelé en moi le moindre vice. Toutefois, je me laissais envahir par un immense sentiment d’orgueil, quand les femmes, innocemment, sur mes fonds sablonneux descendaient me confier leur corps et leurs secrets.

    Je coulais donc des jours heureux dans l’insouciance du temps, jusqu’à ce matin où des inconnus, après des années de travaux barrèrent pour toujours ma course vers l’océan. Ignorant mes souffrances, ils venaient de tirer un trait sur et en travers de ma vie, me laissant bouillonner et trépigner d’impatience devant le mur de l’incompréhension. Des siècles de liberté réduits à néant !  Le plus désespérant, c’est que je ne puis même pas éprouver de la fierté à posséder à présent deux mémoires. L’une étant devenue inutile parce que les souvenirs sont enfouis pareils à ceux de la forêt, noyée, elle aussi, tandis que mon autre, s’enfuit par de là le barrage, sans même se rappeler d’où elle vient. Les phrases commencées en amont resteront sans suite, car elles ne connaîtront jamais l’aval, mon cours étant devenu un long point de suspension. Me voilà transformée tel le célèbre serpent à deux têtes, l’une ignorant parfaitement ce que pense l’autre. Dans la malchance qui fait de moi une prisonnière, je tire quand même une satisfaction. Par le passé, j’étais belle, paresseuse et scintillante grâce au soleil venant se rafraîchir à ma surface. Mais, à la nuit tombée, je retournais dans l’oubli des ténèbres. Maintenant, du fait de mon flux tombant sur les turbines avec toute la rage contenue en moi à cause du barrage, j’éclaire des milliers de foyers, qui, jusqu’à l’instant où l’ampoule vint à s’allumer, ne savaient rien de moi. Il est vrai que beaucoup ignorent d’où la fée électricité leur parvient, mais avec sa complicité, si j’ai perdu une partie de la mémoire, je regarde avec insolence dans celle des hommes.

     

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