• LA PATTE-D’OIE DE MON ENFANCE

    LA PATTE-D’OIE DE MON ENFANCE

    – C’est ainsi que se nommait le lieu planté de marronniers ; « La patte-d’oie », à cause de sa forme triangulaire dont une route épousait chaque côté. Elle était en quelque sorte la précurseur des ronds-points, à cette exception, qu’en ce temps la circulation était plus modeste. Les villages étaient loin d’être asphyxiés par les gaz d’échappement des moteurs mal réglés. Il roulait beaucoup plus de charrettes de toutes natures que de voitures ou de lourds camions. Elle n’était pas très grande, mais paraissait fière de supporter sa douzaine de marronniers qu’elle nourrissait de façon identique. Pas un n’était plus élevé que l’autre, sagement planté là, tels des enfants dociles et timides d’excellentes familles. Du printemps à l’automne, leur couvert diffusait une fraîcheur bienfaisante et il faisait bon venir s’y réfugier aux heures chaudes de l’été quand le vent lui-même était absent de l’immense ciel bleu dans lequel se baignait la terre, au moment où bêtes et gens suffoquaient.

    J’étais jeune et agile, et mes endroits préférés n’étaient pas l’ombre salvatrice que dispensaient ces végétaux majestueux, mais leur ramure et les fourches les plus hautes où je passais des heures à méditer, dominant les événements.

    J’étais tout à la fois, l’explorateur, l’aventurier et le vaillant commandant domptant les vagues rebelles et audacieuses sur tous les océans. En cela, j’étais aidé par la gare toute proche pour l’évocation aux voyages, surtout chaque après-midi lorsque l’énorme locomotive à vapeur faisait son entrée, tirant à sa suite son chapelet de wagons de marchandises de toutes sortes, ainsi que ceux dans lesquels trépignaient les bestiaux. Une bonne heure lui était nécessaire pour effectuer toutes les manœuvres, durant lesquelles elle décrochait certains matériels roulants, en prenait d’autres, avançait où reculait au-delà de l’aiguillage qu’un cheminot changeait en fonction des besoins. Tout cela se passait sur les rails qui se trouvaient de l’autre côté de la patte-d’oie bordant mon refuge. Après avoir refait le plein d’eau, elle partait vers la prochaine station ; la suivant des yeux, frissonnant lorsque dans un bruit d’enfer, elle traversait le pont métallique qui enjambait la route qui filait vers le Nord. Un coup de sifflet bref soulignait le salut au chef de gare qui faisait machinalement un ultime geste de la main tout en libérant la voie. Un second, plus long, avertissait le voisinage que le convoi était en vue du viaduc de « chez Dinet », et mon regard cherchait encore la grosse lanterne rouge suspendue au dernier wagon, auquel depuis ma vigie je m’accrochais pour aller visiter des contrées ignorées.

    Parfois, venant troubler mes rêveries, une famille s’installait sur les bancs d’une roche qui semblaient avoir été posés là au matin du premier jour du monde. Le temps s’était joint aux derrières engoncés de lourds tissus pour polir la surface devenue aussi lisse qu’une pierre précieuse. Il arrivait également que ce fût des couples qui confiaient leur amour, qu’ils se juraient être indéfectibles aux meubles rustiques, prenant les marronniers à témoins. Alors, depuis mon perchoir, je regardais, ouvrant grands les yeux et les oreilles, afin d’enregistrer des scènes attendrissantes, pendant lesquelles les mains disaient plus que les lèvres, celles-ci étant dans l’incapacité momentanée de prononcer la moindre parole tant elles restaient soudées.

    Je jugeais extraordinaire d’assister à la naissance d’une nouvelle idylle, mais j’étais profondément désolé lorsque l’un d’eux choisissait la patte-d’oie pour se dissoudre. Il était souvent question de mensonges, rivalités et tromperies. Les larmes coulaient ; des mots chargés de rancune et de haine, s’échappaient des bouches, et le souvenir d’un amour gorgé d’espoir, volait soudainement en éclats qui se réfugiaient sur les branches, prêts à migrer vers d’autres cœurs plus sincères, ceux-là.

    Ah ! Si les marronniers pouvaient nous raconter ! Ils en auraient des choses à nous dire, des histoires à nous confier et des sentiments à partager !

    Mais, il est bien connu que la nature sait rester discrète en toute occasion, et elle n’a pas son pareil pour faire semblant d’ignorer la vie qui s’écoule autour d’elle. Jamais elle ne révèle ni ne colporte de secrets ; et même jour après jour, elle s’évertue à effacer sur les troncs, les inscriptions que certains ont tracées, histoire de nous laisser comprendre qu’elle a les moyens elle aussi de détruire les sourires et les images lorsque les promesses ne sont pas tenues.

    Du haut de ma jeune innocence, j’étais certain que les arbres, tout comme moi, avaient bien entendu, et enregistrés les événements qui se sont déroulés durant la belle saison, car l’automne n’était pas terminé, que les feuilles une à une, en signe de solidarité, allaient rejoindre les larmes des pauvres filles éplorées dont aucune ne reviendrait se confier sur les bancs jusqu’au printemps suivant, à l’heure où les fleurs pyramidales rayonneraient sur la patte d’oie, dans un joyeux bourdonnement d’abeilles butineuses. 

     Amazone. Solitude. Copyright 00061340-1

     

     

     


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