• La solitude pour compagne

    Sans doute que le billet vous semblera long ; mais c’est précisément ce sentiment qu’éprouvent ceux chez qui la solitude s’est installée depuis des années. Ce ne sont pas les heures du jour qu’ils comptent, mais celles du sablier du temps qui bourdonnent à leurs oreilles et surfent en leur esprit.

     

    — Combien de personnes comme celle qui est assise sur un banc, regardant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, croisons-nous chaque jour ?

    La première pensée qui nous vient, c’est qu’il attend probablement quelqu’un qui tarde à le rejoindre. Paraît-il soucieux, voire anxieux ? En fait, ce n’est pas vraiment notre questionnement majeur. Afin de mettre notre conscience en paix, il nous plaît le plus souvent d’imaginer qu’ils sont hors du temps, alors qu’ils sont au cœur de la foule déambulant du matin au soir sans s’apercevoir, se parlant sans se comprendre, se heurtant parfois sans même prendre un instant pour s’excuser ; leurs pensées s’enfuyant à mille lieues à cet instant précis. Le personnage solitaire, lui, est pareil à une barque qui se laisse bercer au gré des flots, tournant autour de son ancre, avec pour compagnons les clapots des différents courants.

    Il est vrai qu’il nous arrive de nous demander ce à quoi ces pauvres gens peuvent penser, le regard perdu vers un endroit où l’on en vient à douter qu’il existe, sinon juste pour eux. Il est probable aussi, que certains doivent ressasser toujours les mêmes idées, les éternels discours et que des situations sont revues mille fois par jour, sans pour autant n’être jamais comprises. À force de ratiociner, il arrive que la mémoire finisse par se perdre dans les méandres des propos tenus et ainsi, un beau matin, jeter l’éponge. La solitude est alors complète et les discours prononcés ne le sont plus qu’à voix basse. Oui, presque un murmure quand l’on se rend compte qu’au fil des ans personne n’est à vos côtés pour répondre à d’éventuelles questions. Il n’est plus temps de tenter les dialogues. Le monologue s’impose naturellement, admettant que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

    Nous serions surpris si d’aventure nous avions accès à l’histoire des uns et des autres. Nous comprendrions alors, que, comme le cours d’eau asséché parce que des gens ont détourné sa source, leur monde a subitement perdu ses attraits à l’instant où ils comprirent qu’ils n’y avaient plus leur place. Ils ne sont donc pas devenus solitaires tout à fait par hasard. Certains même avaient une famille autour d’eux. Par lassitude de l’incompréhension récurrente qui s’invitait à chaque lever du jour, elle finit par se désolidariser, rongée à la base, à la manière des vagues qui harcèlent le pied de la falaise.

    Certes, sans juger personne, il est difficile, sinon impossible de parler au présent, encore moins au futur, à quelqu’un qui ne cesse de remonter le temps à la manière dont nous nous le faisons d’une pendule, afin qu’il ne vienne pas l’envie au balancier de s’arrêter une fois pour toutes. C’est alors qu’au sein de la famille de nouvelles voies ont été dessinées, comme des chemins de replis vers lesquels on allonge le pas à l’instant où le danger se fait omniprésent.

    Puis, un beau matin, c’est la division totale.

    Dans la demeure, il ne reste plus qu’un seul individu. Comme il ne peut transporter sa maison partout où il va, il en construit une seconde qu’il installe sur lui comme une carapace qui le protège davantage. Nous ne devons pas être surpris lorsque nous apprenons que certaines personnes attendaient cet isolement depuis longtemps, mais n’osez pas franchir le premier pas. Nous les entendrions nous dire que la solitude, pour eux, est comme un véritable refuge ; mieux, une passion certaine. D’ailleurs, cela commence souvent par des signes qui paraissent être insignifiants, mais répétés à longueur de temps, finissent par obscurcir durablement l’horizon ; tel ce personnage dont la famille ne supportait pas de le voir muré dans le silence, alors qu’autour de lui la vie trépidait. Non loin de lui, personne ne voulait comprendre qu’un être identique à eux, de chair et de sang puisse rester d’aussi longs moments, le regard absent, sans dire mot, ne réclamant rien. Personne ne cherchait à savoir s’il n’avait besoin de rien, car il n’avait aucune exigence.

    Les gens actifs qui n’ont jamais le temps de s’accorder le moindre repos, enfin, le prétendent-ils, il leur est quasiment impossible de comprendre que l’un des leurs puisse rester impassible à tous les évènements et ressembler à des statues durant leurs absences que l’on peut qualifier de morales. Alors, les malheureux, voyant que le fossé se creuse entre eux et ses voisins, finissent par culpabiliser. Ils reconnaissent d’abord des fautes souvent imaginaires, puis s’inventent mille autres tourments, polluant à tout jamais leur esprit. Cependant, l’un d’eux n’avait-il pas tenté d’expliquer qu’il est parfaitement illusoire d’essayer d’encombrer l’espace avec des mots inutiles parce qu’il ne les retient pas et qu’ils vont d’écho en écho se heurter aux esprits des hommes autour de la planète ? Combien de fois avait-il, en vain, essayé de faire comprendre que le silence pour lui était aussi salutaire et nécessaire que n’importe laquelle des nourritures ? Dans quelques moments de douloureuses médiations, n’avait-il pas tenté d’expliquer que ces instants de méditation ressemblaient à des friandises que le temps distribue à ceux qu’il juge aptes à les attraper sur son passage ? Des dizaines de fois, comme s’il cherchait à s’excuser, il aurait voulu que son entourage comprenne que dans les moments les plus intenses d’une profonde méditation, on pouvait presque entendre chuchoter la vie comme le bruissement du feuillage sous les caresses des alizés ! À cet instant précis, elle était comme la rivière dans laquelle on se sent flotter lorsque nous suivons son cours docile. C’est à propos de cette expression justement qu’il avait reçu ce coup qui lui fut si douloureux et dont la blessure ne s’était jamais refermée.

    À bout d’exaspération, un jour sa compagne lui avait lancé sur un ton qui se voulait cruel :

    — Quand tu rentreras de ta rivière, pense à prendre du poisson, demain c’est vendredi ! Pour une fois, au moins, tu te rendras utile !  

     — C’était plus qu’il pouvait supporter. Pourquoi tant d’agressivité envers quelqu’un ne songeant qu’au bien ? Pourquoi tant d’êtres n’imaginent rien d’autre que susciter le mal ! Pourquoi s’ingénie-t-on toujours à tourmenter celui qui ne cherche que la paix ?

    — Mes idées, avait-il ajouté, ne vagabondent pas. Je les maîtrise. Jamais elles n’empruntent de mauvais chemins sur lesquels elles pourraient s’égarer. Que me reproche-t-on, en vérité ? D’être un homme sans nul doute ordinaire, n’ayant aucunement besoin de l’antipathie maladive de ceux que la société utilise à ses fins personnelles puis qu’elle rejette dès que le citron n’a plus suffisamment de jus ? Pourtant, je me souviens parfaitement que les miens connaissaient quel genre d’individu j’étais lorsqu’ils m’avaient ouvert la porte de leur cercle ! Ils savaient, parce que je leur avais confié que la vie suffisait à mon plaisir et que je n’exigeais d’elle rien d’autre que ce qu’elle m’offrait si généreusement et avec tant de bienveillance. Je comprenais, pour l’avoir observé, que certains individus pour traverser le temps ont recours à mille choses et autant d’occupations. Ils ont surtout un besoin viscéral qu’au long de leur chemin, on leur assure qu’ils existent et qu’ils sont aimés du plus grand nombre. J’en connus même qui affectionnaient particulièrement, lorsqu’on les persuadait qu’ils étaient indispensables. Naïfs, qu’ils sont ! Ils auraient pourtant dû se souvenir que ce type de personnes n’ont jamais existé ! D’obligés ? Il n’est que la vie et le temps qui le soient réellement. Mais à ce jour, et sans doute pour toujours, personne ne peut se targuer d’en être les propriétaires, pas plus qu’il ne pourrait se vanter, de les avoir au moins une fois dans leur vie, serrée entre leurs bras ! Tout le reste ne peut qu’être que de vagues sentiments auxquels on ajoute quelques mots choisis pour faire affirmer qu’ils existent vraiment.  

    La solitude fut ma seule véritable amie, put encore nous dire cet homme pour qui le temps, un jour, s’est arrêté. Elle m’a nourri comme le lait maternel le fait pour l’enfant. Je crois même qu’à sa façon elle m’avait également aimé, me révélant quelques-uns de ses secrets, mais sans être jamais une charge trop lourde à porter. Je n’ai jamais possédé de draps de la meilleure soie, mais je sais que si je pouvais comparer mon existence à eux, je dirais que celui de dessous fut la vie ; celui de dessus fut la solitude et elles furent aussi douces à mon vieux corps meurtri que tous les accessoires que la société peut nous offrir.

    Sur cette pensée il avait refermé définitivement la porte sur le monde, et il avait rejoint la longue cohorte des solitaires dont on ne sait jamais en quel point de la vie leurs rêves se sont posés, sur lesquelles nul ne se penche pour les ramasser et les emmener en un lieu où ils pourraient revivre.    

     

     Amazone. Solitude. Copyright N°  00048010  


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