• La terre et les hommes

     

    — Quand on a eu l’opportunité de voyager, de s’installer dans de nombreux pays et d’y vivre comme les indigènes, à l’heure où les souvenirs nous rappellent à l’ordre, il est temps alors de les remettre à la lumière afin qu’ils aient le sentiment d’entamer une nouvelle existence. Mais pas seulement les événements que la mémoire a enregistrés. Pour nous aussi, c’est la satisfaction d’avoir vécu plusieurs vies, comme si à chaque voyage nous renaissions et qu’il nous fallait tout réapprendre. Partout autour du monde le ciel est identique, le soleil y brille de la même façon et le cœur des hommes est au diapason. Le mot passion ne s’écrit pas différemment, le bonheur donne du courage en l’embellissant d’étoiles scintillantes qu’il dépose dans les yeux des femmes s’abandonnant dans les bras du compagnon, dans l’intimité des ténèbres.

    Ainsi, dans les zones montagneuses du pays qui fit part de ses premières émotions à mon cœur, dans les régions reculées et parfois oubliées, le temps semblait avoir aimé la vie à ce point qu’il s’y était attardé. Il avait laissé filer vers les plaines lointaines ceux qui étaient pressés de connaître les lendemains avant même d’avoir épuisé le jour présent.

    En ces lieux à mi-chemin entre le ciel et la terre, les travaux se faisaient toujours selon des coutumes ancestrales. C’était les bœufs qui faisaient office de tracteurs, élégants, dont les muscles saillaient sous une robe sans pli. Infatigables, sous le joug qui les unissait, ils tiraient charrues et tombereaux, pudiques, mais puissants lorsqu’ils étaient de chaque côté du timon du fardier, arc-boutés sur leurs pattes pour sortir le bois des ornières. Dans les champs trop pentus, c’était à la main que les foins et les blés se fauchaient.

    On avait choisi de rester aux vieilles méthodes, car c’étaient celles qui correspondaient le mieux à leur caractère. « On ne va pas garder les vaches ou labourer en costume et cravate » aimait à me dire un ancien. Il avait raison et je me plaisais à regarder ces hommes qui avaient été formés à la meilleure école que l’on n’ait jamais inventée. Celle de la vie, qui élève les gens comme on taille les arbres rebelles, branches et rameaux, afin que plus jamais ils ne cherchent à baisser la tête.

    Eux, depuis l’enfance, ils avaient appris le courage et l’humilité, mais aussi le respect envers les êtres et les choses. Ils ne s’en enorgueillissaient pas, mais ils devenaient des gens sages sans jamais imposer leurs pensées. Rien de ce qui les concernait ne leur était étranger. Ils parlaient peu, non parce qu’ils ne connaissaient pas les mots, mais sans doute qu’ils les jugeaient inutiles en de nombreuses occasions. Pourquoi auraient-ils perdu du temps à méditer et redire mille fois qu’une chose est belle ? Elle l’est, tout simplement. Il n’y avait aucune raison particulière à comparer le parfum subtil d’une fleur à une autre. Il était préférable de profiter de ses fragrances avant que les ténèbres n’emportent dans l’oubli celle qui avait embaumé le jour. Ils ne se permettaient pas d’interroger le ciel, ils l’observaient à la dérobée. Qu’ils étaient beaux quand ils se baissaient sur la terre pour en prélever une poignée qu’ils filtraient entre leurs doigts ! Dans ces moments, ils ressemblaient bien à ces pères qui caressaient d’un geste un peu timide le dernier né qui dormait dans son couffin d’osier ou de coudrier sous le couvert d’une haie.

    Un enfant, c’est dès la première heure qu’il doit reconnaître l’odeur de la terre et le chant des oiseaux, disait-on alors. Ils hochaient la tête quand ils devinaient proche la catastrophe. Ils esquissaient un sourire tandis que l’épi était lourd et bien gonflé, pressentant que le grain serait de qualité. C’est pourquoi les hommes avisés des campagnes posaient rarement des questions à la nature. À quoi, bon, n’en étaient-ils pas les associés ? Ils étaient accrochés à la terre comme la bruyère retient le talus. Il semblait que rien ni personne ne leur ferait lâcher prise. C’est vrai que leurs dos étaient voûtés par les fardeaux, leurs doigts étant noueux comme un cep de vigne après les vendanges. Leurs mains avaient des sillons aussi profonds que ceux qu’ils ouvraient dans le sol. La peau de leur visage était sculptée par les ans, le vent et le soleil. Ils avaient autant de rides que de saisons vécues.

    Ils étaient l’exemple du temps qui n’avait pas besoin qu’on le lui en accorde davantage. Ils étaient seulement des hommes qui depuis le début du monde étaient tout à la fois les seigneurs et les valets de la terre que le temps façonna à force de servitudes.

     

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