• LA TERRE ET SES SERVITEURS

    – Pardonnez-moi si une fois encore je vous entraîne dans un temps que les jeunes d’aujourd’hui ne connaîtront pas. Trop de choses ont changé pour que l’on éprouve des sentiments qui vous prennent au ventre. Mais il se trouve aussi que les uns après les autres les anciens accrochent leurs pelisses au vieux clou rouillé derrière la porte qui ouvrait sur la vie. Alors, n’ayant plus la référence au sein de la famille, comment pourrions-nous expliquer à nos enfants l’odeur de la terre ? Je veux dire l’authentique, et non celle de nos jours qui ne ressemble en rien à celle des temps passés, car méprisée et malmenée.  

    À cette belle époque, être agriculteur  était plus qu’un métier. D’ailleurs dans ce milieu, on ne prononçait pas ce mot. On savait que l’on devenait menuisier, charron ou boulanger, et que l’on nous enseignait aux apprentis à nous transformer en quelqu’un d’autre ; mais on naissait paysan dans une famille qui l’était depuis toujours. C’était une passion qui s’était installée dans les fermes depuis si longtemps, que l’on ne cherchait même pas à deviner depuis quand elle avait franchi le seuil de la maison. C’était un sacerdoce qui dévorait chaque instant de la vie. Sur les visages de ces serviteurs de la terre, les ans avaient dessiné autant de sillons que les hommes en avaient ouvert lors des cultures, et les vents s’étaient chargés de les creuser. Les rigueurs des saisons avaient patiné leur peau autant que les pierres de leurs demeures. Il était aisé de deviner leur âge, car leur corps comptait autant de rides que les champs labourés par les automnes brumeux, au firmament de plus en plus bas.

    L’horizon ? Ils ne le consultaient que le soir en rentrant, afin d’en découvrir les secrets ou les caprices du lendemain. Au matin, si tôt la porte ouverte ils vérifiaient que le ciel teindrait ses promesses entrevues la veille. Le reste du temps, ils se tenaient penchés sur la terre comme au premier jour. Ils connaissaient presque tout d’elle. Son goût, sa finesse après un long travail alors qu’elle filait entre les doigts pareil à la vie. Ils en découvraient les secrets et les mystères. Ils ne se posaient plus la question de savoir si elle avait une âme. Ils avaient deviné une bonne fois pour toutes qu’elle devait en avoir une au même titre que tout ce qui vit en possède une. On n’en parlait pas, voilà tout, c’était mal vu de la mettre en cause. On a encore en mémoire de mauvaises récoltes inexpliquées. De même, on se gardait bien d’éventrer le sol trop profondément. On chuchotait alors qu’il était inutile de lui remuer les entrailles. Nous étions à une époque où l’on disait peu, mais suffisamment pour démontrer les raisons d’une décision, ou exprimer une satisfaction, et parfois aussi une déception. Nous étions au temps merveilleux où les paysans, sans que personne ne leur ait montré les bienfaits, rendaient à la terre ce qu’elle leur avait donné, conscients qu’ils étaient que pour recevoir, il fallait avant tout offrir.                                                                      

    Ainsi passaient les saisons sur la campagne et ceux qui la servaient. Ils n’écoutaient jamais les plaintes de leur corps. On ne verse pas de larmes, mais des sourires et des attentions sur le bonheur que l’on élève. Ils étaient certains d’une chose ; la nature ne leur vole pas leurs efforts. Ils leur offrent avec plaisir en y mettant tout leur cœur. Elle nous restitue au centuple les soins que nous lui prodiguons. Pour un grain semé, un épi bien gonflé de froment nous est rendu. Certes, ne me faites pas dire ce qui les fâcherait, à savoir qu’évidemment, ils étaient également intéressés. Je vous ai parlé des paysans que j’ai connus et fréquentés, pas des philosophes ni des altruistes. Les pensées sont saines lorsque l’assiette est bien garnie de produits naturels qui ont éprouvé la rudesse des mains, et le ventre est contenté des fruits des efforts consentis à leur élaboration.  

    Il en allait ainsi de ces hommes vaillants et obstinés qui se donnaient corps et âme jusqu’au dernier matin. Quand l’un d’eux disait « allez-y sans moi » ce matin, car je ne me sens pas très bien, les autres hochaient la tête en sachant que le père ne verrait pas la verte feuille. Alors, sans se concerter, ce jour-là, on fouillait davantage cette terre qu’il avait tant aimée, et l’on se permettait de laisser tomber dans le sillon fraîchement ouvert, une larme qui avait l’expression d’un remerciement, prononcé par celui qui s’apprêtait à la rejoindre pour toujours. 

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-1

     

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :