• LA VIE COMME UNE FRESQUE

    – Parfois, je me surprends à penser que j’ai traversé la vie à tâtons, effleurant les choses du regard, plutôt que de les toucher, comme on le fait pour apprécier la qualité d’un tissu. Déçue, je le fus, car lorsque l’existence m’a ouvert ses portes, j’avais encore en moi cette audace qui sied à tous les jeunes gens ; celle d’aller conquérir le monde, en oubliant que nos rêves doivent rester dans l’intimité des ténèbres, puisque c’est en leur sein qu’ils prennent forme avant d’investir nos esprits. Pour me disculper de mon manque d’ambition, je me disais qu’en fait, nous ne sommes que ce que notre environnement veut bien que nous devenions. De la graine que le semeur a enfouie dans le sillon, il ne peut naître que la descendance de la précédente récolte. Je ne fus donc pas une exception. Cependant, si le blé quand il a découvert la lumière dépend des événements climatiques, me concernant, j’étais à même de faire mon choix au milieu de tout ce qui s’offrait à mes désirs.

    Ainsi, sur la palette des couleurs, je ne trouvais jamais celle qui représentait à la nuance près le ciel au moment où je le regardais, ou cette autre qui refléterait la joie de vivre de l’enfant à l’instant où ses petites mains déchirent le papier cachant ses nouveaux jouets au pied de sapin au matin de Noël. Ma mère, qui était une artiste née, me reprochait souvent mon manque d’attention à ce qui faisait notre environnement.

    – Tu ne reproduiras bien que ce dont ta mémoire aura retenu des émotions qui t’ont investi à l’instant où tes yeux se sont posés l’objet que tu désires t’approprier.

    – En vérité, je crois qu’elle n’a jamais accepté que le don qu’elle avait puisse ne pas avoir rejailli sur moi. Un jour, excédée, je finis par lui dire qu’une artiste par famille était largement suffisante, imaginant précisément que celle qui occupait notre maison faisait déjà trop d’ombre aux autres locataires des lieux.

    – Une indifférente, s’écria-t-elle, voilà ce que j’ai engendré ! Quelqu’un qui ne sait pas estimer les choses à leur juste valeur. J’ai donné vie à un être dont les sentiments sont demeurés accrochés en mon sein, une ignorante qui évolue dans un véritable paradis, se plaignant toujours de ne rester qu’au purgatoire !

    – Pourtant, mère, il faudra bien que vous finissiez par accepter cette évidence ; je ne serai pas votre égale ni votre légataire. Il vous suffit de peu de temps, pour que d’un trait que l’on pense orphelin devienne un authentique reflet de la nature, y compris celle dont vous prétendez qu’elle est morte, alors que moi je la vois aussi éclatante et vivante que le modèle que vous venez de reproduire. Quand vous décidez de poser sur la toile un feu de cheminée, je m’imagine les flammes danser sous votre pinceau. Si c’est un cheval gambadant dans les prés, il me semble que dans l’instant suivant, il va sauter de votre chevalet. Oui, mère, atteindre un tel niveau d’épanouissement me paraît être quelque chose d’inaccessible pour la personne ordinaire que je suis. N’en prenez pas ombrage, s’il vous plaît, car les raisons que je vous présente ne sont pas les seules à bloquer mon côté artistique. Sachez que je ne crains pas de ne pas arriver à votre degré de perfection. C’est tout simplement que cela ne m’intéresse pas. Je ne puis, comme vous le faites chaque jour, me résoudre à voler à la nature, ses moments intimes pour les traduire sur des toiles qui les transforment en choses inertes, alors qu’aucun zéphire ne fera jamais frémir les feuilles sur leurs brindilles ni chanter les oiseaux dans les ramures. Ce que vous prétendez que je ne sais voir ni apprécier, peut-être autant que vous, sinon mieux, me bouleverse à ce point, que parfois mon cœur me fait mal d’un ravissement extraordinaire. Je me surpris à chasser des colombes de la cour, pour que vous ne les fassiez pas prisonnières de votre peinture.

    J’ai honte de vous l’avouer, mère ; mais un jour, m’adressant à un couple de mésanges charbonnières, je leur criais d’abandonner l’idée de faire leur nid dans les pierres disjointes du mur d’enceinte de notre parc, car la sorcière des chevalets viendra dérober leur bonheur avant même qu’il soit consommé. Vous le constatez, votre exubérance d’artiste me met mal à l’aise. L’existence auprès de vous n’est qu’une interminable saison de la mousson ; mais au lieu de la pluie qui tient les bêtes et les gens enfermés dans leurs demeures, moi, ce sont vos couleurs qui me font me précipiter à l’extérieur. J’aurais voulu, avec des mots simples, vous expliquer que la vie n’est pas qu’une longue fresque. Elle est réelle, elle permet aux éléments qu’elle effleure de ses douces caresses de vivre, au contraire de vous, qui les momifiez à tout jamais. Je ne saurai jamais reproduire ce que je vois, mère, car j’aime les choses dans le milieu où elles sont nées. Il n’est de plus beaux tableaux que ceux qui me saluent lorsque je passe à leur proximité.

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-1

     


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