• LE BANC DU BONHEUR

    LE BANC DU BONHEUR– Je dédie ces quelques lignes à un ami très cher qui eut la mauvaise idée de partir vers les songes qu’il nourrissait, nous laissant désemparés. Certes, son voyage l’éloigne à tout jamais de notre Terre, mais étrangement, de nos cœurs, il semble plus proche qu’il fût auparavant. 

     

    – Cette année, il me semble que l’automne ne fut jamais aussi éblouissant. Il est extraordinaire, avec ses forêts parées de mille couleurs et autant de parfums enivrants. La campagne, penserait-on, se dépêche de traverser les derniers beaux jours avant que la saison oublieuse la fasse prisonnière. En quelque endroit où le regard se pose, ce n’est que féérie, tel le bouquet final de feu d’artifice. Cependant, à ce décor hors du commun nous laissant imaginer que la nature est bien ce tableau vivant dont nous prenions plaisir à chanter la magnificence, aujourd’hui, il lui manque un élément ; toi, l’ami de tant d’années, que nous avions refusé de les compter.

    Je me souviens, lorsque tu me disais en baissant la voix :

    – Tu vois, quand il sera temps que je parte, je souhaite que cela soit au printemps, afin de ne pas donner aux feuilles d’automne l’impression que je désire les accompagner. Nous devons aller chacun de notre côté, car nous avons des ciels différents où remiser nos images de notre passage sur la terre.

    Depuis toujours, nous ne prétendions pas être plus croyants que les autres. Cependant, quelqu’un a entendu tes prières. Les frimas de l’hiver venaient à peine de quitter nos chères montagnes, quand un beau matin tu dis :

    – Ce que nous redoutions depuis si longtemps, mon frère, n’est qu’à quelques pas sur le chemin forestier qui conduit à ma demeure. Nous aimions trop cette vie merveilleuse qui nous prêta ses jambes pour nous permettre chaque jour de courir vers le lac de notre enfance. Je me souviens aussi de notre appréhension de voir qu’un jour ce bonheur put nous être enlevé.

    – Je te répondais que sans doute ce lac disparaîtrait de notre regard, mais de par le monde, les étendues d’eau ne manquent pas, et qu’avec ton imagination, tu reconstruirais un pareil décor. Je n’en ai pas le cœur, mais je souris encore, en écoutant tes mots. Tu m’affirmais qu’ailleurs était trop loin, et que de toute façon, les poissons y seraient certainement différents.

    – Tu comprends, ceux-ci me connaissent, ils sont un peu de ma famille, car c’est moi qui aie ensemencé cet étang. Ils ne sont pas qu’à moi, je suis à eux également ; ne le crois-tu pas ? Depuis le temps que je les nourris, de moi, ils ont tout appris, tout retenu. Ils n’ont pas seulement reconnu mes gestes ; ils les devinent et les devancent. Lorsque je viens sans bruit, pensant les surprendre, ils sont déjà là, frétillants et impatients. Ils se positionnent de chaque côté du banc, jamais en face, attendant les friandises qu’ils savent que je vais leur distribuer. Vois-tu, cela, je n’en ai jamais compris la signification. Pourquoi se mettent-ils ainsi de part et d’autre de moi, et non pas sur une rangée face à moi ?

    – En effet, c’est un mystère, te répondais-je. Cependant, il y avait forcément une raison, mais eux seuls en détenaient la clef. Ce devait être le petit quelque chose qui faisait la différence entre l’homme et le poisson, que l’un et l’autre avaient des secrets qui n’étaient pas partagés.

    Mon ami, ce matin où ton épouse m’appela pour m’annoncer ton départ, étrangement, dans sa voix, j’ai deviné un sentiment particulier. Certes, elle était abattue ; comment ne le serait-on pas, en de telles situations ? Mais entre les sanglots, j’ai ressenti comme une fierté à laquelle s’invitait une part de délivrance. En cette veille de Toussaint, je puis bien te dire ce qu’elle me rapporta, prenant une longue respiration avant de me dire :

    – Ton ami avait espéré si fort partir dans une aube de printemps, que le ciel l’a exaucé. Je le découvris sur son banc, sans ses cannes à pêche, qui, d’ailleurs, ne lui servaient jamais. Le poisson, il ne l’aimait que dans son élément naturel. Sur son visage était affiché cet air heureux qui ressemble à celui des enfants un matin de Noël. Je compris, l’observant discrètement comme si je voulais voler cette image au temps, que les hôtes du lac ni celui-ci n’étaient en rien dans son désir de nous abandonner. Il avait baptisé depuis toujours notre petit coin : l’éden. Il n’était bien que lorsqu’il se fondait en lui. Parfois, il murmurait afin de ne pas troubler la nature, qu’elle jouait pour lui seul,  sa plus belle mélodie. J’aimais l’entendre dire que pour atteindre le nirvana nul besoin n’est d’escalader les sommets les plus hauts. Le firmament, je m’y baigne en sa douceur quand je m’immerge dans notre lac. Notre étang est à ce moment le ciel, la Terre et ses promesses fécondes. Tant d’hommes sur notre planète sont à la recherche de la félicité, qu’ici, disait-il en souriant, nous la touchons du doigt, la caressons du regard en gambadant dans nos songes. Il ne manque à notre bonheur que les anges et leur musique céleste…

    – Mon ami ; te voici maintenant parmi eux, et je ne doute pas un instant que de là-haut tu admires ton petit paradis. Comme tu peux t’en rendre compte, ton éden n’a pas changé. Je suis à présent beaucoup trop loin pour l’entendre ; néanmoins, je ne serais pas étonné si, près du banc, par des matins embrumés comme tu les adorais, on surprenait  les trompettes de la Renommée jouer l’hymne à la joie, ton air préféré.  

    Cependant, mon ami, je ne puis m’empêcher de penser en ce jour de fête que là où tu te tiens, il y a beaucoup trop de ceux que j’ai connus et aimés et qu’autour de nous, le vide ne cesse de s’agrandir.

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-1

     

     

     

     


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