• Le choc des cultures

    — Quand il arrive dans notre pays, le voyageur est souvent étonné par la durée du jour et celle de la nuit. Je crois vous avoir déjà dit que depuis toujours, les deux entités ne se sont jamais disputé l’espace. Une fois pour toutes, elles règnent douze heures chacune, proximité de l’équateur oblige. Cela ne nous empêche pas de comprendre que les visiteurs peuvent être surpris, puisque sous leurs latitudes, le jour, en certaines saisons, refuse de se retirer, et que la nuit n’en a pas encore terminé avec ses rêves, que l’aube nouvelle, pressée de s’affirmer, blanchie les nuances des ténèbres.

    En regardant la photo, il ne faut donc pas se fier aux apparences. Le soir est à peine dessiné dans le ciel, que le voilà déjà sur le seuil de vos demeures et qu’en une enjambée, il vous suit jusqu’au fond des carbets. C’est l’instant que choisit le monde pour s’apaiser et oublier toutes les misères de la région ; l’heure où les larmes peuvent enfin trouver le chemin du sol, car personne ne les remarquera.

    Au cours de la vie, il y a des moments où l’homme doit savoir partager tous les éléments qui font la société, avec d’autres, plus intimes. Mais il doit aussi apprendre à garder pour lui les sentiments qui vont chercher au fond des corps le précieux liquide, qui perle sous les paupières.

    Alors que les ténèbres enveloppent le monde et ses richesses, vers la place du village, nous convergeons vers le carbet central pour écouter les décisions des anciens. Ces temps derniers, on se réunit plus souvent que de coutume, car notre peuple traverse une période de crise qui n’en finit pas de s’allonger. Les générations nouvelles rentrent maintenant en conflit avec les précédentes et parfois ont le plus grand mal à se comprendre.

    Je vous en ai déjà parlé. Chez nous, l’oralité était la façon traditionnelle de transmettre le savoir. Leur histoire ne sommeille pas dans des ouvrages poussiéreux sur des étagères oubliées. Elle se vit et se partage au présent. Nos sages sont là pour protéger l’essentiel et l’inculquer aux enfants qui auront soin de le conserver. La méthode était efficace, car elle a traversé les siècles sans jamais en perdre aucun mot, jusqu’au jour où les envahisseurs crûrent bon de changer les règles. Mais, comme le soleil qui ne nous envoie que quelques rayons, ils sont suffisants pour générer la vie, serait-il venu à l’idée de quelqu’un d’essayer de l’éteindre ? Le chaman enseigne à celui qu’il choisit les secrets de la pharmacopée et pour tout le reste de l’existence de la communauté, ce sont les petites mains qui font vivre la ruche. C’est à l’instant où l’oiseau vient de se poser que l’on peut le mieux décrire ses couleurs et son chant. Quand il s’est envolé, il est alors trop tard pour parler de lui.

    Ce que nous devons savoir des temps écoulés, nos anciens étaient là pour y faire référence et nous l’enseigner quand le besoin s’en faisait sentir. Le passé est fait pour résider en nos mémoires. Nous ne pouvons vivre avec lui sur nos épaules. Elles sont faites pour diriger nos bras qui s’y rattachent afin de défricher un nouvel abattis avant que le précédent se soit épuisé.

    J’en ai déjà parlé certes, mais je ne sais pas si nous ne devons pas insister sur le fait que notre jeunesse depuis qu’elle se rend dans les écoles, a le cœur partagé entre les cultures et qu’elle se trouve complètement déstabilisée. En la regardant évoluer avec la plus grande attention, nous avons le sentiment que c’est sa façon de vivre et son esprit que nous essayons de lui voler. Chaque fois que l’on enseigne aux fils de la forêt une histoire qui ne la concerne pas, c’est tout un pan de sa vie qui s’écroule dans la poussière où elle n’a pas le temps de s’inscrire, balayé immédiatement par un vent sournois.

    Cependant, en dépit de toutes les considérations, supporterez-vous que je vous dise ce qui les blesse le plus en dehors des postures et des réflexions ?

    C’est quand le monde se lamente haut et fort, lorsqu’il constate qu’une espèce végétale ou animale est en voie de disparition, tandis qu’il reste indifférent à l’extinction des peuples premiers.

    Le temps d’échanger quelques mots et voilà que la nuit est maintenant parfaitement installée. Nous ne devons pas la troubler avec nos lamentations. Elle ne nous appartient pas ; elle est réservée aux âmes de nos anciens qui viennent à travers elle nous apporter conseil et réconfort. Demain sera un jour nouveau et si vous le désirez, nous pourrons encore parler de leur histoire. Elle sera ce que le jour voudra qu’elle soit et aucun d’entre eux ne fera rien pour entraver son avènement.

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010

     

     

     


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