• Le destin de bichette

    — Il faut peu de choses pour qu’une histoire, même banale, se transforme rapidement en une légende ou un conte, surtout si elle est née à l’aube du jour, au milieu de la forêt. En fait, le jour est un bien grand mot. Ce matin là, précisément, nous ne sûmes pas si c’est lui qui avait eu une panne de réveil ou si c’était la nuit qui s’était complu à garder la lumière éteinte ; toujours est-il qu’elle fit semblant de ne pas vouloir nous quitter.

    Dans la basse-cour cependant, il y avait déjà longtemps que le coq avait fait le nécessaire pour réveiller son harem, et les commérages se faisaient entendre, le ton montant de minute en minute. Les poneys exprimèrent leur mécontentement, en donnant de vigoureux coups de sabot dans la porte, sans que l’on sache très bien s’ils me demandaient de l’ouvrir, ou aux poules bavardes, de fermer leurs becs. J’optais pour un merveilleux rêve interrompu, dans lequel ils se voyaient dans de vertes et grasses prairies du nord de l’Europe, leur région d’origine.

    Pourtant, tous ces animaux savent très bien qu’il est énervant d’être réveillé au beau milieu d’un rêve qui vous transporte dans un pays ou tout paraît plus beau.

    L’âne, avec son caractère sensible comme une corde de violon, tournait en rond dans sa stalle. Du côté des moutons, il y avait bien du remue-ménage, mais ce n’était pas pour les mêmes raisons. La veille, j’avais observé la lune, et je compris que les mères qui devaient mettre bas ne tarderaient plus. Chacune d’elles était dans un réduit à part, de telle sorte que les jeunes ne se soient pas piétinés par les membres du troupeau. La plupart des brebis avaient déjà leurs agneaux à la mamelle. Il n’en restait plus qu’une, mais les plaintes qu’elle faisait entendre me laissèrent comprendre qu’elle avait des difficultés.

    Une fois dans son logement, je découvris vite les raisons de cet appel. Le premier petit se présentait mal. Je pensais qu’il y en avait deux et je m’empressais d’aider la mère à expulser son agneau. Ce ne fut pas sans problème, mais au bout de plusieurs minutes, il était chancelant sur ses pattes, se demandant où il se trouvait. Un second se présenta qui lui, devait savoir que de la vie, on ne doit pas en perdre une minute. C’est alors que je fus étonné de voir un troisième s’annoncer. Oh ! N’allez pas croire que c’est extraordinaire. Quand les mères sont bien traitées, que la nourriture et riche et abondante, elles nous remercient à leur façon, en quelque sorte. Là où les choses se compliquent, c’est que les brebis n’ont que deux mamelles. Il nous appartient donc d’être vigilants en nous assurant que les trois, à tour de rôle, prennent bien leur ration et que nous serons obligés de donner souvent le biberon afin de compléter les doses.  

    Mon étonnement ne se fit pas attendre.

    La mère regarda ce petit comme s’il était un étranger, lui administrant des coups de tête lorsqu’il s’approchait d’elle. J’essayais bien de le présenter à une mamelle, mais elle ne voulut rien savoir. Je restais encore un moment à les observer. Il n’y avait rien à faire, elle ne le désirait pas. Cela arrive chez les animaux, qu’une mère refuse son petit. Non pas parce qu’elle craint de ne pas avoir suffisamment de quoi le nourrir, car souvent, dans le troupeau un agneau parvient toujours à prendre un pis de-ci de-là à d’autres mères allaitantes. La raison de ce reniement est difficile à admettre pour nous les hommes, qui au fil du temps avons découvert que nous avions un cœur et qu’il était le moteur qui nourrissait les sentiments.

    Chez nos amies les bêtes, il n’en est pas de même. Elles sont beaucoup plus instinctives et pragmatiques. Au premier coup d’œil, elles devinent que le petit ne survivra pas longtemps. La nature ne faisant pas de cadeau, elles savent qu’elles ont besoin de toute leur énergie pour affronter les contraintes de l’existence. Déjà, elle refuse de manger le placenta pour bien nous montrer que le petit est condamné avant même d’avoir été jugé. C’est alors que nous devons intervenir sans tarder. D’abord l’isoler et bien le bouchonner. Ensuite, tirer un peu de lait pour lui donner sa ration. Ne pas l’enlever du milieu où il est né afin qu’il se sente comme au milieu du troupeau. Par chance, s’il venait à grandir, il aurait besoin de ses frères et sœurs. Et puis, avouons-le ; nous ne connaissons pas parler leur langage, nous ne faisons qu’interpréter leurs comportements.

    Après plusieurs jours, réalisant que malgré les soins prodigués notre petite brebis demeurait faible, je décidais de la garder près de nous, à la grande joie des enfants qui ne tardèrent pas à la nommer bichette. Elle passait de bras en bras et c’était à qui lui donnerait le biberon. Elle se développa un peu, mais demeurait toujours chancelante sur ses pattes. Comme elle s’ennuyait lorsqu’elle se retrouvait seule, nous la transportions dans la brouette, lui aménageant une place au milieu des outils. Nous étions ses nouveaux frères de troupeau. Elle semblait apprécier, car il suffisait que l’on change d’endroit pour qu’elle se manifeste à nous, titubante comme une ivrogne qu’elle n’était pas.  

    Dans les champs et des prés, nous l’installions confortablement et dès qu’elle commença à manger de l’herbe, nous la changions fréquemment de place. Ce manège dura des mois, mais notre bichette était toujours aussi chancelante. Une fois de plus, la nature qui ignore les sentiments avait eu raison. Mais, en était-ce vraiment une pour l’abandonner sans lui donner la moindre chance ?

    Au milieu de nous, elle sembla heureuse, jusqu’au jour où une Harpie féroce (aigle magnifique de nos contrées) profita de ce que nous fûmes occupés à couper du bois pour nous la ravir. Inutile que je vous décrive la tristesse des uns et des autres. Les bras des enfants gardèrent longtemps le maigre poids de la pauvre bichette, ainsi que la mémoire qui ne voulut pas se séparer d’une si belle image. Notre jeune brebis n’avait pas échappé à son destin ; mais au moins, connut-elle le bonheur en même temps que certains sentiments qui rendent les cœurs heureux.

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010

     

     

     


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