• LE FEU DÉVORANT L’ÂME ET LE CŒUR

     

     

     – Souvent, dans ma modeste condition en regard de la vie dont on ne sait si elle commence et si elle finit, je reconnais que je fus heureux d’exister. Avec fierté, je réalise que si petit j’étais, aussi grand et beau je devins au fil des ans. Ne me demandez pas par quel hasard je me retrouve là, servant de parure à la mer, alors que mes semblables demeurent sur le continent, comme s’ils désiraient lui faire une barrière, afin que l’envie ne lui vienne pas un jour de courir vers l’océan.

    Souvent, j’entends les gens dire de moi que je suis solitaire. Il est certain qu’ils n’ont guère à chercher dans l’encyclopédie des qualificatifs, car j’ai beau orienter mes rameaux dans tous les sens, je ne vois pas d’autres congénères. D’ailleurs, pourquoi seraient-ils aussi fous que moi, pour évoluer si près d’un lieu où les vents vous tourmentent sans cesse ? Parfois, les vagues viennent avec tendresse s’incliner à vos pieds, tandis qu’elles changent leur caractère lorsqu’elles vous fouettent avec violence quand la mer révèle sa mauvaise humeur. Il est vrai que les sujets naturels ont toutes les raisons de montrer à l’humanité leurs mécontentements, sachant que celle-ci vit sans se préoccuper si d’autres entités l’entourent sur et autour de la planète. Cependant, je suis bien placé pour vous en dire un mot, que ce sont toujours les innocents qui paient pour les erreurs commises par d’autres. Tout le désordre fait en continu par les gens ignorants que l’astre sur lequel ils résident ne leur appartient pas, engendre des tempêtes et des ouragans qui ne cessent de s’amplifier. Mais voilà que de guerre lasse, je n’ai plus envie de me battre contre plus fort que moi.

    Il m’est arrivé d’imaginer dans mes songes les plus fous que je pouvais être une forteresse. Mais avec l’aurore confiant ses premières couleurs aux vagues venant les déposer sur la plage, de mon sommeil, vivement je suis tiré, sans que l’on me demande si mes rêves sont évanouis, ou si je désire les transmettre à chacune des feuilles ornant les rameaux de mes branches. Dès les premières heures, le soleil s’en donne à cœur joie, ne me laissant jamais un répit pour apprécier les perles de rosée qui sont les phantasmes des étoiles, peuple scintillant de la nuit, essayant de traduire aux choses et aux gens leurs sentiments. Le temps, lui, ne connaît jamais d’état d’âme. Peu lui importe si nous sommes heureux ou malheureux, il s’appuie toujours avec la même puissance sur nos charpentes, qui, d’année en année, se courbent davantage. Le ciel n’a pas plus de considération. Il est indifférent à ce qui se passe sous lui, et s’en fiche comme de son premier nuage, de savoir s’il peut ou non être votre allié, à défaut d’être votre complice. Il se vautre lourdement lui aussi sur ma ramure à ce point, que parfois, il m’arrive de croire que je supporte seul le poids de l’univers.

    Las de n’être qu’un incompris, il m’arrive d’avoir envie de jeter bas ce qui fit depuis l’aube de premier jour ma parure. Sans fierté excessive, je connus en mes vaisseaux le feu dévorant que produisent les compliments, alors que ma folle jeunesse me forçait à exposer ce que j’avais de plus beau. Chaque saison me voyait changer d’attraits. Les oiseaux sur mes rameaux y allaient de leurs ramages. Les abeilles butinaient amoureusement mes fleurs pour transformer mon nectar en un miel odorant et nourrissant. Le vent se faisait brise pour caresser mon feuillage et lui raconter les musiques du monde. C’était le temps où j’étais au zénith de ma croissance et de ma splendeur. Chaque jour voyait mon tronc s’enorgueillir d’un cerne, protégeant mon cœur comme des bras jamais las de l’enlacer. Contre le cours des choses, je demeurais droit et fier, ignorant que demain pourrait être un autre jour. Je fondais de suffisance sous les regards et les compliments. Je n’étais plus un arbre, mais un personnage à part entière. Mon âme s’embrasait me transportant en un monde que j’étais le seul à connaître. Ce sentiment aurait dû m’alerter, car si j’étais solitaire en ce lieu mystérieux, je l’étais aussi sur celui fréquenté par tous.

    C’est alors que l’aube de ma dernière saison se profila sur l’horizon. La veille déjà, le ciel s’était enflammé d’une curieuse nuance. S’aidant du souffle venu du nord, ils dessinèrent de singuliers caractères, comme s’ils cherchaient à effacer toutes les traces que ma présence avait inscrites, à la manière que l’on a de tenir un journal secret. Un immense tremblement m’agita jusqu’au plus profond de mes racines. Comme une pluie de mousson, mes feuilles se détachèrent et se laissèrent porter vers l’océan qui les emporta au large, afin qu’il ne prenne pas l’envie à mes souvenirs de revenir. Je devenais orphelin des plus belles images de ma vie. Dans ce soir qu’il me sembla être le dernier, tant la souffrance fut vive, le soleil avait choisi d’incendier mon cœur en y joignant mon âme, car depuis toujours il a compris que l’un ne peut vivre sans l’autre.

    Ainsi, me trouvez-vous, là, indécis quant à l’avenir, alors qu’une ultime goutte de sève va se perdre dans les entrailles de la Terre.

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-4

     


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