• Le gardien du marais

    — Il me fallut bien des années de recherches avant de trouver l’emplacement réservé au gardien du marais, dont on m’avait si souvent vanté les qualités. Je désespérais de le découvrir, imaginant même qu’il put être qu’une légende, quand un beau matin il fut soudain là, devant moi ! Je ne regrettais pas ce temps consacré à sa recherche dès le premier coup d’œil porté sur ce magnifique spécimen. Il était majestueux, conscient de la tâche que Dame nature lui avait désignée. Ma surprise passée, je m’approchais et avec timidité et admiration, osais poser ma main sur l’écorce de son tronc exceptionnel, sans pouvoir détourner mon regard de son puissant enracinement.

    Il générait en moi un respect profond, car il dénotait tous les efforts qu’il dut déployer pour assurer une parfaite assise à ce géant. Ainsi est-ce toi, le gardien du marais, demandais-je comme s’il s’agissait d’un être humain ? Ayant posé une question réclamant de toute évidence une réponse, l’ai-je réellement entendue, ou est-ce mon subconscient qui me le fit croire ? Toujours est-il qu’une conversation s’était engagée et je pris soin de ne pas interrompre celui vers qui mes pas s’étaient dirigés depuis si longtemps. Il m’expliqua qu’il avait oublié ce jour où l’alizé, à bout de souffle, l’avait déposé en cet endroit qui lui parut hostile, mais dont il lui fallut bien s’accommoder.

    – Dans vos dictons ne dit-on pas que « faute de grives on mange des merles » ?

    Contre mauvaise fortune je fis donc bon cœur ; je puisais dans ma mémoire afin d’y trouver toutes les informations laissées par mes ancêtres pour nous sortir de tous les pièges. Oh ! Ce ne fut pas simple. Tous les éléments semblaient s’être ligués contre moi. Il manquait surtout l’un des principaux ; la lumière, que je dus impérativement aller chercher si je voulais devenir un arbre digne de ce nom, et remplir la mission que l’on m’avait confiée ! Puisque l’on m’avait fait l’honneur de me planter là, je me devais de me surpasser afin de ne pas déplaire à ceux qui m’avaient accordé leur confiance.

    Je ne fus pas long à deviner pourquoi le choix s’était posé sur moi. Pour survivre en milieu inondable, je devais développer un système radiculaire qui me permettrait de rayonner en toutes saisons. Vivre toute sa vie les pieds dans l’eau devint vite une obsession et je dus chercher l’équilibre parfait entre le ciel et la terre. Ma devise aurait pu être « résister pour ne pas sombrer ». C’est que nous, les wapas, n’avons rien en commun avec les joncs et les roseaux. Nous ne plions pas sous les rafales. Le jour où notre aplomb est rompu, nous nous écroulons, créant un trou énorme dans la forêt. Je lançais donc mes contreforts le plus loin possibles pour assurer une parfaite stabilité à mon ensemble ligneux. Ce fut sans aucun doute la meilleure idée qui me soit venue.

    Plus mes racines s’allongeaient, et davantage de nourriture je trouvais. Mon appétit est à la mesure de ma taille ; démesurée, si j’ose dire. La forme que prend notre système radiculaire fait dire parfois aux mauvaises langues que nous sommes un peu sorciers. Ne les écoutez pas. L’envie et la jalousie n’engendrent que les mauvaises pensées. Nos allures particulières créent un réseau qui offre le gîte et le couvert à de nombreux éléments naturels. Les niches formées par nos racines sont autant de lieux secrets où les lézards, les tortues, et bien d’autres reptiles ainsi que certains oiseaux, viennent y déposer leurs œufs. Ce qui s’apparente à des mains gigantesques et noueuses n’est en fait qu’une harmonie savante et un exemple de ce que la nature imagine de mieux en matière d’adaptation. Mais sa plus belle innovation, je le compris plus tard, c’est qu’elle se servait de mon architecture originale pour me transformer en un barrage indispensable en saison sèche. J’évitais donc au marais de s’enfuir en créant des mares suffisamment conséquentes pour retenir la vie. De cette façon, je participais involontairement à la protection des souvenirs du milieu dans lequel j’évoluais.

    Je ne fus pas qu’un peu fier de constater que la mémoire du marais s’appuyait sur mon bois, comme un ami pose sa tête sur votre épaule pour vous confier ses secrets. Ainsi, jusqu’aux prochaines ondées, je permets à la nature d’inscrire sur mon écorce les équations nécessaires à de futurs aménagements concernant notre environnement.

    Elle appelle cela l’évolution perpétuelle.

    Ce qui est agréable, c’est le vent qui utilise nos contreforts comme des toboggans, pour y glisser, faisant une musique délicieuse, perceptible aux seuls initiés. Tu vois, me confia encore le majestueux wapa laissant couler une larme de sève venue depuis son cœur ; la nature n’est pas uniquement belle. Elle est gaie et sourit en permanence, il est dommage que les hommes ne la comprennent pas toujours.

     

     

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :