• Le passé s'invite aux retrouvailles

    — Comment peut-on évaluer le temps qui nous était imparti et que nous avons déjà consommé ? Dernièrement, je vous ai parlé de la pendule, du calendrier et bien d’autres choses encore. Mais il est un moyen infaillible de le mesurer avec certitude. C’est d’aller à la rencontre des gens qui nous ressemblent. Certes, me répondrez-vous, c’est assurément une belle initiative, mais ils sont pareils à nous, les ans n’épargnant personne ! S’ils se posent sur nous, ils font de même avec les autres. C’est vrai, mais en plus des amis que vous serrez dans vos bras lors des retrouvailles, c’est comme si l’on étreignait les jours anciens.

    Comment ? Tout simplement en allant rendre visite aux plus vieux d’entre eux.

    Qu’il est bon alors de se réunir entre gens ayant vécu un même parcours ! Pensez, des connaissances de plus de trente-cinq ans ! Il nous en reste si peu ! C’est que la destinée est gourmande et qu’elle réclame toujours plus d’hommes pour rassasier son appétit. Bref, laissons les larmes avec celles qui furent versées alors, et vivons l’instant comme s’il ne devait jamais s’épuiser.

    Ce ne fut qu’une journée, mais elle se révéla grandiose ! Imaginez, nous nous rencontrons une fois l’an, empruntant des pistes éventrées par une saison des pluies qui a commencé trop tôt et qui n’en finit pas ! Aurait-elle le cœur si triste qu’elle cherche à noyer les souvenirs et les émotions avec elle ? Mais quelle idée aussi de fêter son anniversaire au milieu de la saison humide ! Enfin, on ne choisit pas l’époque à laquelle nous venons grossir les rangs de l’humanité !

    Le carbet était parfaitement orienté, convenablement ventilé, si bien qu’au plus fort de l’orage nous n’avons même pas eu droit aux embruns, ces soldats précurseurs d’une averse tropicale tapageuse. La vue était imprenable sur le verger des pamplemousses, des oranges et des ramboutans. Seuls les fruits de la passion n’en avaient plus guère sous les trombes incessantes, laissant de leurs feuilles désemparées, s’écouler l’eau comme on essore le linge trempé. Désolées, elles lorgnaient ostensiblement vers l’assemblée où les gens réunis offraient une leçon d’une autre sensibilité. Les heures passèrent en s’associant aux souvenirs.

    Les regards se croisaient, les yeux exprimaient des sentiments que les lèvres n’osaient prononcer. Les têtes hochaient, affirmant ou démentant certains propos et des gorges, les rires montaient, parfois sans retenue. Pas de doute en ces instants extraordinaires, deux mondes s’opposaient bien. Celui dans lequel les hommes s’étaient vautrés sans vergogne tandis que le présent s’impatientait sur le seuil de la bâtisse. Mais cela me conduit à une réflexion : pourquoi les amis qui se réunissent évoquent-ils toujours le passé ? Pourtant, parfois ils l’ont banni, supplié de s’enfuir à l’autre bout de la Terre et même prié de les oublier en empruntant des chemins différents.  

    L’avenir, les effraie-t-il donc à ce point ? S’estiment-ils trop faibles pour le construire ? Heureux ou malheureux, le passé appartient aux souvenirs et aux images jaunies. Il ne peut plus rien pour nous. Certes, nous l’avons bâti, nous nous sommes appuyés sur lui comme une maison sur ses fondations, mais est-ce une raison pour toujours l’évoquer avec des larmes dans les yeux et de la nostalgie dans la mémoire ? 

    Nos pieds ont bien grandi eux avec le souvenir des chemins poussiéreux et ce n’est pas pour autant qu’ils ont refusé d’avancer ! Il nous faut regarder vers l’horizon, car lui seul est rempli de promesses.

    Cependant, à ce jour particulier nous avons décidé d’y inviter antan lontan. Alors sans même nous concerter, nous avons occulté le présent. Nous avons continué par hier, puis les jours d’avant, et ceux toujours plus loin. Résultat, après une journée riche en souvenirs, ce matin j’ai encore la mémoire en ébullition. C’est que le passé, quand il siège sur le balcon du présent, n’est guère disposé à retrouver sa place, dans les multiples tiroirs où ils savent qu’ils vont dormir une année entière, avant d’être dépoussiérés à nouveau.

    Mais je vous assure que de temps en temps il est bon de fermer la porte au passé. Oh ! Je ne prétends pas qu’il nous est fait obligeance de renier ce que nous avons mis en place, ce serait le faire de nous-mêmes. Non, je veux seulement parler du monde qui nous poursuit, avec ses bruits, ces malheurs, sa misère, ses souffrances et ses cris d’agonie.

    Au cours d’une journée comme celle-ci, même si elle fut trop courte, il est bon de nager enfin dans un peu de bonheur. Je sais, cela ne dure jamais bien longtemps. Après avoir quitté ceux que l’on aime, sans oublier de s’être donné rendez-vous pour l’année suivante, je vais reprendre mon quotidien, car en fait, il est le seul qui me convienne, celui qui me mène vers d’autres nouveaux complices, en espérant que leur amitié durera aussi longtemps que celle qui réunit les anciens de toutes les pistes qui conduisent vers les cœurs.

    Amazone. Solitude. Copyright n° 00048010-1

     

     

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :