• Le pomme d'amour se confie (Pomme Rosa)

    — Il est bien connu que le ciel n’oppose aucune frontière aux audacieux qui pensent qu’il y a toujours un ailleurs où il doit faire aussi bon vivre que chez soi, à moins que les conditions d’existence y soient meilleures encore. C’est ainsi qu’il y a fort longtemps, de nombreuses espèces végétales empruntèrent la voie des airs pour se rendre sur la ceinture équatoriale de la planète. Du Sud-est asiatique à la Guyane, il ne fallut qu’un souffle de vent pour que certains d’entre nous fassent la conquête du Nouveau Monde !

    Pas moi, évidemment, puisque toute ma lignée est issue de la reproduction locale. Je vais même vous étonner. Il paraît que certains de nos ancêtres ont emprunté les navires des hommes ; curieux qu’ils furent eux aussi de découvrir ce que l’horizon cachait derrière son trait dressé comme une barrière. Bref, voici donc que parmi mes frères, j’ai eu la chance de grandir sous le ciel des tropiques. Patiemment, je m’élevais au fil des jours que la pluie et le soleil se partageaient. Dans le verger, j’en vins à me dresser, fier et élégant. Je n’avais qu’un rêve : devenir le plus beau. Pour y parvenir, j’organisais mon port en pyramide, lançant vers les nuages ma cime orgueilleuse, comme pour les provoquer afin qu’ils ne lâchent sur moi que la plus douce des pluies.

    Le temps passait et je commençais à me poser quelques questions sur ma raison d’être et mon devenir, jusqu’à un matin qui ne fut pas comme tous les autres. En moi, je sentis se répandre une émotion nouvelle. Elle était une chose indéfinissable, à la fois douce, et douloureuse, comme si mon bois cherchait à exploser sous la poussée inexplicable d’une sève qui aurait soudainement jugé trop étroits les canaux répartissant la vie jusque dans les moindres rameaux. Ce frisson inconnu courrait en moi, montant et descendant, se complaisant à provoquer en mon corps des soubresauts pareils à des convulsions. Mes feuilles devinrent plus grandes et plus luisantes afin d’offrir au soleil la totalité de leur surface. Je fus presque honteux, lorsque dans une aurore timide je me couvrais de boutons qui grossirent de jour en jour.

    Quelques matins plus tard, tandis que la brume m’enlaçait encore, je sentis un tremblement agiter ma ramure, puis un sentiment de délivrance, comme si l’on me soulageait du poids du ciel reposant jusqu’à lors sur ma belle structure. Les bourgeons venaient de s’ouvrir, dans un ensemble presque parfait. On aurait dit qu’ils s’étaient attendus afin d’exploser dans un même feu d’artifice. Figurez-vous que ce que je prenais pour une maladie honteuse se transforma rapidement en milliers de fleurs colorées qui ornèrent l’ensemble de ma charpente. Mon bois n’existait plus, mon feuillage, soudain, perdit son attrait au profit de la belle teinte amarante de mes bouquets, dressant leurs ombelles longues et délicates. Alors que je vivais dans le calme de la nature, voilà que j’étais à la fois dans une ruche et dans une volière. Venues de partout, des millions d’abeilles bourdonnaient tout au long du jour, butinant ici, aspirant par là, tandis que les colibris de toutes espèces battaient si fort des ailes que je crus qu’ils voulaient m’apprendre à voler. Comment puis-je vous expliquer ce que je ressentis à cet instant ?

    C’était mon jour de gloire, mon jour de fête et la reconnaissance des miens à ma condition d’indispensable aux biens faits de la nature, nourrissant hommes et bêtes dans une même joie. Je sais, vous allez me dire qu’il est facile d’éprouver de tels sentiments quant à l’origine, tandis que circulent dans un parfait élan, la sève, l’orgueil et la fierté. Qu’importe les pensées, vous verrez quand pareilles choses vous connaîtraient. Il vous arrivera aussi de laisser flotter dans les airs, les fragrances de votre jouissance.

    Mes feuilles se donnaient beaucoup de mal pour s’élargir davantage afin de fixer en leur mémoire cet évènement fleuri. Tout à mes émotions, je ne vis pas venir le changement. Je connus soudain l’angoisse de mes amis les végétaux d’autres continents qui se laissent surprendre par les saisons. De nouveaux frissons me secouèrent, tels des spasmes qui se faisaient ressentir du plus haut de ma tête jusqu’au bout de mes racines, distillant un goût particulier, presque amer, comme une fin du monde imminente. Avec le désespoir que procure l’impuissance, j’assistais à la disparition de mes parures. Une main invisible me dévalisait de mes bijoux les plus précieux. Celles qui avaient fait la joie des insectes et des oiseaux tombaient de branche en branche, s’abandonnant sans essayer de se retenir.

    Après mon jour de gloire, je connus la honte des jours sombres et celle de ceux que l’on délaisse quand ils n’apportent plus rien. Parmi les grands déçus de la vie, j’étais sans aucun doute le plus malheureux. C’était le jour le plus noir de mon existence. Pourtant, j’en avais connu, des tempêtes, des ondes tropicales et des sécheresses qui vous font imaginer que vous allez finir pétrifié dans la tourmente. Mais je m’en étais toujours sorti ; mieux, je crois que les évènements m’avaient servi à grandir et à devenir plus fort. Mais là, je le reconnais, le beau et le fier avaient disparu. Comment peut-on laisser s’enfuir ce qui fait votre charme ? Je réalisais que mon arrogance gisait étendue à mes pieds, recouvrant le sol de ses dernières couleurs. Ma gloire s’étalait au-dessus de mes racines, comme si elle voulait leur communiquer le parfum du mépris.

    Les jours se succédèrent, car il n’est pas d’évènements qui, à eux seuls, arrêtent la marche du temps. La souffrance ne se dissipe pas, au contraire, elle crée la mémoire afin qu’aucune douleur ne soit oubliée. Les journées pluvieuses bousculaient celles où le soleil essayait de nouveaux rayons en prévision de la belle saison. Mon espérance avait disparu dans l’humus et l’herbe verte s’était empressée d’effacer les dernières traces pourpres que je pensais immortelles.

    Solitude ! Je connaissais les affres qu’elle procure, les doutes et les remises en question. Je croyais que la nature m’avait oublié et que pour me punir elle me laissait planté là, inutile au milieu d’autres fruitiers. Pire, le parfum des fleurs d’orangers et de citronniers m’endormait, si bien, que des jours, je n’en voyais que la moitié. Je supposais même qu’ils s’unissaient pour se réjouir de mon infortune. C’est alors que je pensais ma fin proche que je ressentis en mon être d’immenses et heureuses secousses. Elles étaient comme des transes qui agitent les croyants.

    Je compris alors que la nature est bien faite et qu’aucun évènement n’arrive par hasard. Les fleurs avaient préparé la venue de leurs descendances, car on fête toujours les plus belles circonstances avec des teintes vives pour faire oublier les douleurs. Les fruits, par centaines, grossirent à vue d’œil. Ils étaient colorés, juteux et sucrés. Ils étaient en nombre pour satisfaire la gourmandise des oiseaux et des autres animaux, mais aussi pour rafraîchir la gorge des hommes toujours assoiffée.

    Je sus enfin ce qu’être heureux voulait dire, sans orgueil ni fierté. Je venais de comprendre que ce n’était pas par le fruit du hasard que je poussais là, au milieu d’autres arbres. J’avais une mission et non des moindres et je me devais de l’honorer. Il me fallait garantir la fraîcheur, embellir l’environnement et contenter les affamés.

    Plaire à l’humanité ne relève d’aucune gloire, mais d’une certaine alchimie de l’espace, du temps et de la vie. Ma présence n’est pas une récompense, mais une fonction. Je dois être ce que je suis pour nourrir et surtout reproduire, afin qu’à travers les ans, les couleurs et les saveurs demeurent comme au premier jour.

    J’étais enfin rassuré quant à mon existence. Je n’étais pas un inutile et cela produisit en moi une nouvelle poussée de fièvre.

    Amazone. Solitude Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010

     

     


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