• Le retour


    — Ne te fâche pas si je te donne du « mon vieux ».

     Après tout, cela fait combien de temps que tu es resté absent ? Je ne crois pas me tromper si j’avance le demi-siècle, peut-être davantage, même !

    Tu imagines que tu nous reviens alors que la plupart de ceux que tu as connus sont déjà au paradis, tandis que certains sont passés par l’enfer, directement ? Dis-moi donc ce que tu es devenu pendant tout ce temps que nous ne savions pas de quel côté il nous fallait chercher pour trouver une trace !

     — Une trace, dis-tu ?

    Mais ma pauvre amie, ce n’est pas une, mais cent et peut-être mille qu’il vous fallait deviner. Je vais te dire :

    « En fait, j’aurai dû appartenir à la famille des papillons. J’ai butiné ici et là les cœurs s’offrant à ma gourmandise et mes désirs, parcourant les jours de l’aube au coucher du soleil. J’ai été un nomade à ma façon, plantant ma tente d’un côté puis d’un autre. C’est comme si j’avais voulu à tout prix trouver la source de la liberté ».

     — Cela t’a rapporté quoi, de courir en tous sens ? T’es-tu enrichi au moins ?

     — Voyons, ma belle, on ne va pas de par le monde pour s’enrichir au sens que la plupart des gens imaginent.

    La richesse que j’ai gagnée est immensément plus importante qu’une quelconque monnaie. Elle fut celle des peuples que j’ai croisés sur des chemins différents qui font comme une ronde autour du monde. Plus que chez nous, à la saison des foins, ou à celle des moissons, j’ai engrangé le savoir. Et sais-tu ?

    C’est le seul trésor qui ne supporte pas d’être enfermé dans un coffre-fort ! Seule la mémoire lui suffit, après être passée par les yeux et les oreilles.

    Les autres, ceux que tu nommes les « fortunés » ; j’en ai bien rencontré quelques-uns, effectivement. Cependant, les plus nombreux sont les gens modestes, ceux chez qui on mange toujours trop, et chez qui on est accueilli, non comme un roi, mais un véritable ami, devant lequel nulle génuflexion n’est obligatoire.

     — En cinquante années, je comprends que tu en as vu des gens ! Sont-ils vraiment si différents que par chez nous ?

     — Des amis, oui, j’en ai vu de toutes les couleurs ; j’ai rencontré les noirs qui m’ont dit que j’aurais pu être leur frère ; je me suis senti à l’aise chez les jaunes et les rouges m’ont accueilli comme l’un des leurs !

     — Pendant que monsieur allait des uns aux autres, puisque tu ne me le demandes pas, je vais te le dire quand même. Durant tout ce temps, moi, j’en ai vu des vertes et des pas mûres, si tu vois ce que je veux te dire. De ton côté, tu réussissais et moi, je tombais chaque jour davantage.

     — Tu sais, ma chère amie, nous avons tous une voie à suivre dans notre vie. Elle est différente pour chacun de nous et parfois, il nous est demandé de conjurer le sort lorsqu’il s’acharne sur nous. Il ne faut pas hésiter à se révolter contre soi-même lorsque l’on se rend compte que nous marchons jusqu’à nous épuiser alors qu’il nous semble que nous n’avons pas fait un pas en avant. Quand on a plus de fleurs à cueillir sur le bord de nos routes, personne ne nous interdit d’aller voir sur d’autres sentiers s’il n’y en a pas qui attendent notre passage pour éclore. Il en va ainsi pour le bonheur. Il ne se trouve que là où les fragrances séduisent le voyageur.

     — Tu aurais pu m’emmener malgré tout !

     — Comment l’aurais-je pu ? Souviens-toi ; tu ne voulais pas de l’incertitude. Tu ne désirais que ta maison et tes enfants accrochés à ton tablier, te rappelant ainsi le bon vieux temps où toi-même ne lâchais jamais celui de ta mère. Tu me disais qu’il n’y avait que chez toi que tu pouvais marcher à ton aise dans tes songes, alors que moi, je ne cherchais qu’à me rouler dedans comme on le fait d’une prairie alors que l’herbe est belle et grasse au temps du renouveau. Je voulais parcourir mes rêves comme on déguste un mets rare et fin. Te souviens-tu lorsque nous parlions des musiques du monde ? Je n’aurais su être heureux sans aller les écouter. Elles m’ont séduit et envoûté comme le serpent peut l’être de la flûte de son charmeur. Je me suis laissé bercer aux rythmes endiablés des tropiques qui rappellent à ton corps que tu existes et qu’il est fait pour se balancer comme la pirogue à son attache.

    C’est vrai, je n’ai pas eu le temps de faire fortune, car la vie est trop courte pour cela. Il y a tant d’autres façons de s’enrichir. Ma tête est pleine d’images de toutes les couleurs et sans doute plus nombreuses que toutes celles qui dorment dans les ouvrages s’ennuyant sur des rayons poussiéreux. Voilà, ma chère amie, ce que tu as perdu en restant loin derrière l’horizon qui cependant te tendait son fil chaque matin. Tu as laissé s’échapper le temps qui cependant te faisait signe qu’il aurait tant voulu que tu le serres très fort dans tes bras.

     — Mais tu n’as rien compris, mon ami !

    Ce n’est pas le temps que j’aurai voulu serrer ; c’était toi, grand nigaud !

     — Me l’as-tu demandé une seule fois ?

    Et puis nous n’étions que des amis. Nous fréquentions la même rue. Souviens-toi ; ne se disait-elle pas être notre université ? Nous étions trop proches pour que naisse entre nous un soupçon d’amour. Lui, il préfère que nous prenions notre temps pour le trouver et l’apprivoiser. Nous, il nous considérait comme des frères et sœurs, sans plus.

     — Peut-être as-tu raison, je ne sais pas ; je ne sais plus. De toute façon, le temps a fait son œuvre. Mais puisque te voilà revenu parmi nous, ne gâchons pas notre plaisir et trinquons à nos retrouvailles. Espérons seulement que nous aurons assez de jours devant nous, pour que chacun d’eux t’entende me raconter les choses du monde en même temps que les beaux rêves qui n’ont pas manqué de te visiter.

     

     

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010  


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