• Le riche ou le pauvre


     Comme tous les grands-parents, nous sommes toujours très sensibles à la visite de nos enfants et de nos petits enfants. Avec les contraintes de la vie moderne, il est évident que les parents ne peuvent se libérer aussi souvent qu’ils le désireraient, ce qui fait que les uns et les autres ne se rencontrent pas aussi souvent qu’ils le désireraient.

    Mais pas seulement nous, qui arborons fièrement nos galons d’anciens. Parmi les petits enfants, il en est un qui n’a pas encore fait le pas dans la société qui le couperait progressivement du noyau familial.

    Il a le désir d’apprendre, et en lui la soif de la connaissance maintient la porte du savoir, grande ouverte. Alors, à chaque fois qu’il vient à notre rencontre, nous essayons de ne pas le décevoir.

    Il est curieux ?

    Cela tombe bien, nous ne nous lassons pas de parler.

    Ainsi, notre dernière conversation eut-elle un caractère solennel, car en son esprit, le thème tournait en boucle. Aussi, avant qu’il n’y fasse des dégâts, lui enjoignais-je de me dire ce qu’il avait sur le cœur qui lui confère une mine triste, lui, qui d’ordinaire est plutôt d’un naturel enjoué. Il ne fallut que peu de temps pour qu’il m’avoue son angoisse :

     — Maman m’a demandé de vous appeler moins souvent, parce que le téléphone coûte cher ! C’est parce que nous sommes devenus pauvres qu’elle me demande cela ?

     — La pauvreté te tourmente donc à ce point qu’elle te met dans cet état, lui demandais-je ? À mon avis, pour toi, il est encore un peu tôt pour comprendre ces notions de richesses ou de pauvreté. Vois-tu, pour toi, il est seulement l’heure de faire la part des choses entre tes désirs et tes besoins véritables. Il est vrai que les étals du monde sont immenses et qu’à leur surface trop de choses sont exposées à la vue de tous et surtout à celle des plus jeunes qui n’ont pas encore la notion de l’utile, de l’indispensable et du superflu. Mais ne pas avoir accès à l’une ou l’autre des convoitises ne signifie pas pour autant que ta famille s’appauvrisse.

    En ton foyer, par exemple, bien que la même somme d’argent y pénètre, pour chacun de nous, cependant, elle devient de moins en moins suffisante pour contenter les désirs de chacun.

    Alors ta maman, raisonnablement, fait le choix de pourvoir à l’indispensable avant d’accorder quelques pièces aux fantaisies.

    Tu ne manques de rien dont le ventre viendrait à souffrir, j’imagine ?

    Le toit de ta maison est toujours sur ta tête ?

    Lorsque tu rejoins ton lit, tu t’endors serein, car finalement rien d’essentiel ne t’a manqué ? Tu n’es donc pas tellement à plaindre que cela ! lui dis-je encore, comme pour le rassurer.

    Le vrai pauvre, c’est celui qui s’assoupit sans jamais trouver le vrai sommeil. Pour lui, les jours se succèdent avec une certaine hantise : celle de savoir, s’il trouve de quoi nourrir les siens. Pour lui, l’argent est pareil à une chose abstraite ou imaginaire. Il n’a pas le temps d’en éprouver le poids dans le creux de sa main, que déjà il s’est volatilisé. Le pauvre n’espère plus voir demain se matérialiser sur l’horizon.

    Il sait qu’il ressemblera à celui de la veille et qu’il lui faudra encore et toujours, en plus de chercher à manger, un endroit pour abriter son chagrin.

    Tu vois, lui dis-je encore ; nous avons bâti des sociétés dont on croyait qu’elles ne seraient visitées que par le bonheur. Hélas ! On croirait que les rues n’ont pas été tracées pour que les uns et les autres se rejoignent et s’unissent, mais dans le seul but de les diviser.

    Plus le temps passe et plus la pauvreté grandit. Même ceux qui se croyaient hier à l’abri du besoin sont aujourd’hui au bord du précipice, car la société qui était censée nourrir les hommes, a basculé de l’autre côté de la barrière.

    Il nous revient maintenant l’obligation de l’animer si nous voulons qu’elle survive à nos caprices. Et à ce petit jeu, je me demande combien de temps nos bras pourront tenir de telles charges.

    C’est pour cela que nous sommes obligés de faire des sacrifices et aussi des choix. Pour que demain il reste encore une part du gâteau que tu auras pris soin de conserver, malgré l’envie pressante qui te disait de la manger la veille, alors que sans doute tu n’avais déjà plus faim.

    Tant que tu pourras penser à demain avec sérénité, mon cher petit, tu ne seras pas plus pauvre qu’un autre. Tant que tes yeux brilleront d’amour, tu n’as pas de souci à te faire. Tant que dans ta maison rentreront les rires et le bonheur, les lendemains ne seront pas à redouter.

    Mais il existe aussi plusieurs sortes de pauvreté, comme il existe plusieurs façons d’être heureux.

    Et de cela, mon petit nous en reparlerons un autre jour, car pour l’instant ton cœur est sensible et il a besoin de grandir pour comprendre que parfois, il y a des pauvres qui sont plus riches que ceux qui ne sont que fortunés.

     

     

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