• LE TEMPS DE VIVRE

     

    – Je sais très bien ce que mon geste va générer comme réflexions dans de nombreux foyers. Mais comme il ne peut y avoir d’impulsion sans désir, je me dois de vous expliquer ce qui me pousse à vouloir gravir les échelons plus vite que la raison me le conseille. Autour de moi, j’entends les parents qui ne cessent de répéter à mes aînés de se presser de grandir, tandis qu’à moi on se complaît à raconter des histoires de princes, de fées, de dames qui s’ennuient, prisonnières dans des tours si sombres que l’on penserait que le jour jamais n’y pénétra. Dans notre demeure, il y a autant de comportements qu’il s’y trouve de personnes. Aux uns, on recommande de faire ceci, et aux autres on prédit cela ; mais du haut de mon jeune âge, j’ai bien remarqué, que chaque individu faisait selon sa volonté ou ses croyances. Autrement dit, j’en déduis que les gens sans cesse ouvrent le parapluie afin de mettre en paix sa conscience. Rassurez-vous, je ne viens pas d’inventer de telles citations. Elles ne sont que le fruit de mes écoutes, car vous l’aurez deviné, je suis curieuse de tout.

    L’éducation ressemble à une fenêtre. Elle permet à la lumière du jour de pénétrer dans la maison pour le plus grand plaisir de tous, mais elle obscurcit les pensées des jeunes enfants, à l’instant où on leur recommande de ne pas s’en approcher afin de ne pas voir ce qui se passe au-dehors. Me concernant, vous l’aurez deviné, par cette ouverture, je ne me suis jamais privé d’y plonger mon regard. Oh ! je vous rassure ; à travers les vitres, rien d’extraordinaire n’a choqué mon esprit éveillé. J’ai surtout découvert que les parents croyaient bien faire en parlant de destriers sur lesquels se trouvent le chevalier et la princesse qu’il vient d’enlever, caracolant en soulevant des nuages de poussière, tandis que la dame assise en amazone a les cheveux flottant dans le vent. Ils s’enfuient par la campagne où dans quelque château, ils vivront leur idylle à l’abri des regards envieux.

    À force d’entendre dire qu’il est temps d’évoluer, et de suivre le destin qui nous courtise et nous indique le chemin, qu’il nous a choisi, avant de m’y lancer, je veux quand même me rendre compte de ce que les meilleurs auteurs que l’on tient hors de ma portée ont écrit concernant l’existence. Certes, je suis pressée d’apprendre, mais partir à l’aventure sans idées précises relèverait d’une parfaite inconscience. Ce serait une hérésie de ma part, alors que je prétends être au fait de la vie, malgré mon jeune âge.

    Vous me jugez prétentieuse ? Il vous appartient de le penser. Cependant, faisant la sourde oreille à toutes les réflexions et les non-dits, je ne suis pas sans savoir que grandir est un phénomène naturel que nous subissons malgré nous, et que jour après jour, il en sera ainsi jusqu’au dernier, et que chacun dépose en notre esprit une science nouvelle, des images qui ne craignent plus de se montrer à la lumière et des connaissances nullement avares des leurs.

    Oui, voilà qu’il me prend l’envie de m’installer à la table de la vie, sur laquelle sera servi le plus beau festin qu’aucun grand chef de cuisine n’a jamais concocté. Je devine que les plats s’y succéderont et que chacun d’eux sera composé d’ingrédients venus de tous horizons. Vous craignez que je fasse une indigestion à cause de tous les mets auxquels j’aurai goûté ? Rassurez-vous ; la connaissance à mon humble avis n’a jamais encombré la tête de ceux qui sont prêts à l’accueillir et le distiller comme on le fait des meilleurs fruits que l’on transforme en boisson exquise ; pas plus que les lèvres s’écorchent par le flot continu des paroles, ou que la vue se dégrade à l’exposition de la lumière qui flatte les choses en mettant en valeur les nuances. Ce n’est pas le savoir qui tue les gens, mais l’ignorance dans laquelle ils auront erré durant leur passage sur la Terre.

    Je sais, certains penseront que mon esprit même s’il est précoce n’est pas apte à recevoir toutes les informations ni à les disséquer comme le font les grandes personnes. Toutefois, je vous ferai remarquer que ma raison n’en est qu’à ses débuts, et que pareille au sac de blé, elle attend que le grain le remplisse. Il lui importe peu de connaître où finira son contenu. Il devine, pour en être issu, qu’une part est réservée à la nouvelle semence ; une autre est destinée à être transformée en froment, et une certaine quantité sera le quotidien de certaines volailles. Il en sera ainsi de lambeaux de vie que j’aurai récoltée depuis ma tendre enfance. Tous ne seront pas utiles dans l’immédiat. Il me suffira de plonger la main dans mon sac quand sur mon chemin une faim me tenaillera.  

    Alors, ignorant les critiques, puisqu’en moi, je ressens quelque chose comme le printemps à l’instant où il envahit le monde, je comprends que le temps de vivre sonne à la porte de mon âme, et que je serai idiote de ne pas lui ouvrir.

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-4

     


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