• Le temps se raconte 1/3

    Marchant quelque part sous la forêt, un vieil homme parlait aux étoiles. Son pas était chancelant, ne cherchant plus à éviter les lianes et autres obstacles qui encombraient le layon laissé depuis quelque temps à l’abandon. On aurait dit que la nature n’attendait que le moment idéal pour refermer le sentier derrière lui. Reprenant souvent son souffle, effleurant les troncs de-ci de-là, il se faisait violence pour arriver à son endroit secret avant que la nuit ne fût complètement installée. Là où il se rendait, nul ne devait le surprendre en chemin et surtout il ne pouvait y être qu’à un instant précis.

    Celui où les âmes des ancêtres reprennent possession de la terre à la recherche de ceux qui doivent les rejoindre. Il n’aurait pu y être alors que la lumière se dessine sur l’horizon, car cette heure-là n’est réservée qu’à ceux qui aiment la venue d’un jour nouveau ou pour accueillir parmi les hommes les enfants derniers nés, et non ceux qui veulent se retirer.

    Son histoire avait commencé il y avait bien longtemps...

    Écoutons-le :

    – Alors que je n’étais encore qu’un jeune non-initié, bien que je ne comprenne pas grand-chose aux conversations des grands, j’entendais les anciens faire part de leurs observations de la nature ou de la vie passée. Ils s’adressaient aux membres du clan qui les écoutaient sans broncher, comme on reçoit la divine parole. Mon tour vint d’engranger un peu du savoir de nos sages qui avaient traversé l’existence dans la plus grande discrétion, mais sans jamais avoir perdu ni même oublié le moindre mot qui chantait les histoires merveilleuses, toujours plus passionnantes, qu’aucun autre conteur n’eut écrites dans les livres. Chez nous, aucun ouvrage relié n’arrivait jusqu’au village. Les feuilles sur lesquelles s’inscrivaient les légendes s’appelaient le ciel, où les nuages se chargeaient de tourner les pages après que les colibris aient déposé la ponctuation.

    Nos modestes recueils se nommaient « mémoire » de l’humanité. Ils vivaient au rythme de celui qui la nourrissait. L’histoire, on la comprenait en suivant le regard du conteur qui changeait à chaque nouvelle définition, se posant sur les uns ou sur les autres, transformé pour un instant en personnage fabuleux. Les gestes mimaient des situations ; le ton se faisait presque mielleux, montait ou descendait, sifflait ou roucoulait. Il se faisait également murmure, aussi doux que le pied épousant le sol du sentier, lorsque le danger se rapprochait à portée de vue, presque à être frôlé. Dans l’assistance, on percevait les frissons qui envahissaient chacun de nous quand les respirations se retenaient. Parfois, l’histoire était si triste, que le conteur lui-même laissait monter des larmes qui incrustaient des paillettes lumineuses dans ses yeux, s’attardant en roulant sous les paupières avant de s’accrocher dans un dernier geste de désespoir à un cil d’où la suivante la poussait, la précipitant au sol du carbet, qui s’empressait de la faire disparaître prestement, afin que les secrets d’un cœur meurtri enrichissent les entrailles de la Terre.

    Je me souviens de ce matin pluvieux qui avait succédé à un autre tout aussi mauvais. Bêtes et gens s’étaient réfugiés sous les carbets à guetter l’éclaircie qui se faisait attendre. Sans doute des hommes la détenaient-ils quelque part dans une contrée du monde, jusque-là ignorée de nous.

    Me voyant perdu dans mes pensées, un des nôtres, plus vieux que les plus anciens, s’approcha de moi et posa sa main sur mon épaule. Je n’éprouvais alors aucune crainte ou appréhension. Au contraire ; je sentis un sentiment étrange pénétrer en moi, à l’instant où il prit place dans les endroits les plus reculés de mon corps. Ce fut comme un immense bien-être qui s’installait en moi, une espèce de paix comme celle que les hommes appellent de tous leurs vœux.

    – As-tu découvert quelque chose de surprenant dans ce rideau de pluie que je remarque qu’aucun de tes traits ne s’est déplacé depuis ce matin, me dit le sage dans un murmure à peine audible ? Reconnais-tu dans ce brouillard dansant comme un voile agité par le vent, continua-t-il, un visage connu ou mystérieux ? Sens-tu approcher de chez nous un événement heureux ou malheureux ? Et encore sur un ton qui n’avait ni amplifié ni diminué comme s’il n’avait été qu’un trait continu :

    Vois-tu un homme essoufflé apportant la nouvelle du changement de saison ?

    – Me retournant vers le vieillard, je lui souris en regrettant de ne pas l’avoir jamais dévisagé auparavant.

    Il était beau, avec ses longs cheveux qui ressemblaient à des fils d’argent. Il n’avait pas de barbe, seulement un toupet qui semblait vouloir retenir un menton qui cherchait à se dérober. Sa peau avait la couleur des soirs au-dessus de la forêt. Elle paraissait satinée et chaque ligne l’ornant comme les sillons dans lesquels on sème la vie, auraient pu raconter l’avènement et la disparition de bien des lunes. Son visage était serein, avec une expression indéfinissable. Ses yeux dessinaient des fentes particulièrement étroites, s’étirant vers les tempes. Ils cherchaient sans doute à nous faire croire que nul événement ne l’avait jamais surpris. Ils n’étaient qu’à peine entre-ouverts comme s’ils voulaient filtrer la lumière du jour et des choses n’en retenir que les plus belles, à moins qu’ils fussent ainsi pour éviter que l’âme soit tentée de fuir. Un pinceau invisible avait tracé et enjolivé un sourire qui au fil de l’existence n’avait jamais brillé autrement que de ces mille éclats. Sa main était ferme, bien que prolongeant un bras décharné identique au corps à travers lequel les os s’affichaient sans pudeur ni retenue.

    Après avoir longuement dévisagé l’homme, je lui avouais que je désespérais d’arriver à ce point de sagesse qui me ferait deviner les pensées du monde. Puis je continuais avec un regard bienveillant, mais rehaussé d’audace.

    – Homme de bien et d’immense savoir que tu es, nul ici ne connaît ton âge véritable. L’ignorerais-tu toi-même que jamais nous n’en parlions ? Nous croyons seulement que le temps t’a choisi pour lui ressembler, à ce point qu’il s’est réfugié en toi pour durer davantage, et que l’on dit de lui que l’on ne sait d’où il vient, ni même où il va et encore moins depuis quand il souffle.

    – Ah ! Voilà donc la chose qui tracasse ton esprit, répondit le vieil homme.

    Le temps ! Je veux bien t’avouer un secret, mon jeune ami.

    Sur un ton à peine audible, mais avec dans la voix une douceur qui la faisait penser à un chant honorant la forêt dispensatrice de bienfaits il m’offrit la clef de l’énigme que je ne pouvais résoudre.

    – Si tu ne veux pas gaspiller la part du temps qui t’est réservée, ne cherche pas dans les étoiles ce que tes yeux ici bas ne sauraient voir, entendre ou comprendre. N’invente pas le parfum de la fleur avant qu’elle ne se soit éclose et ne laisse pas tes lèvres prononcer des paroles ou fredonner des airs dont tu ne connais pas la provenance, ni la signification. Sur la Terre, toutes les actions de l’homme doivent être suffisamment claires et distinctes pour être comprises de tous. À ce jour, continua le sage, je n’avais jamais confié à personne comment on pouvait voir le temps, le sentir et grandir avec lui sans avoir recours au décompte des jours qui s’enfuient dans les ténèbres qui les bousculent ou encore les nuits qui se meurent dans le premier rayon barrant le ciel. Je comprends la tristesse de ton ignorance qui s’accroche à toi tel le pou d’agouti ne cessant de démanger ta peau où il se tapit, si tu désires vraiment connaître l’histoire du temps, je ne te dis qu’un seul mot : tiens-toi prêt.

    Dès la pluie calmée, tu m’accompagneras à l’abattis, car il est l’heure qu’en ton esprit la tempête et la douleur s’apaisent.

    C’est quand le nouveau jour s’atténuera que tu seras riche de ta première leçon de vie. (À suivre).

    Amazone. Solitude.

     

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