• Le tisserand des âmes

    — Dans un village perdu du bout du monde, j’observais un brave homme qui, de son ouvrage, jamais ne levait son regard. Timidement, je m’approchais et osais lui demander :

    — Dis-moi beau tisserand, voilà des jours que je t’observe et il me semble que de ton métier, jamais tu ne te relèves. Chez nous, vois-tu, depuis toujours il est dit : « Chaque jour sur le métier remet ton ouvrage », pour faire comprendre qu’une chose n’est jamais finie. Mais sur le tien, ton travail jamais ne le quitte. Me dirais-tu la raison qui fait que ton ouvrage n’est jamais terminé ?

    — Je te trouve bien curieux, ami étranger, sillonnant nos terres. Chez nous, comme sans doute tu l’auras compris, rien ne se fait dans le secret. Chacun doit voir à tout moment ce qui se passe dans le village, ce qui s’y dit et nul refrain de nos chants, tristes ou enchanteurs ne doit être murmuré.

    Pour en venir à ta question, puisque ton regard n’a pas quitté mon métier, en toute simplicité je me fais un plaisir d’y répondre.

    Au dernier Conseil des Anciens, nous avons décidé que le moment était venu pour que chacun des habitants de notre village fasse quelque chose qui ravirait nos ancêtres, afin qu’ils entendent nos prières. Toi qui marches depuis des jours, n’as-tu pas remarqué combien nos contrées sont devenues tristes ? Elles se vident de leur jeunesse comme l’animal blessé, perdant son sang, goutte après goutte, jusqu’à une mort certaine. C’est cela qui nous attend si nous ne réagissons pas rapidement.

    Tu as remarqué comme moi que les temps ont changé. De nos jours, les chimères rodent dans la savane et autour de nos cases et notre jeunesse succombe à leurs charmes. Ils n’ont rien dans les mains, rien dans la tête, rien dans la vie, mais ils partent cependant grossir les rangs des malheureux dans les capitales. D’autres encore, plus téméraires, préfèrent abandonner le continent, ignorant les jours et les évènements qui les attendent, de l’autre côté des mers.

    Tout cela, cher ami, j’en suis intimement persuadé, ne peut conduire qu’au désastre. L’homme n’est pas un oiseau pour décider que le temps est venu de partir vers d’autres horizons. Contrairement à eux, nous sommes incapables de lire dans le ciel si demain sera différent d’aujourd’hui et si ailleurs quelqu’un nous y attend.

    De mon temps, nous ne quittions le village qu’une fois. C’était le jour qui suivait la visite de nos ancêtres. Ils étaient venus dans la discrétion de la nuit, annoncer que l’un de nous devait sans tarder les rejoindre. Discrètement, l’homme désigné partait vers la forêt, en direction de notre site sacré. Il n’est pas très éloigné, car nulle âme ne doit se perdre en chemin. N’oublie pas que si le corps retourne au lieu de la création, l’âme, elle, est indispensable pour ceux qui restent. Parce que, vois-tu, quand l’âme a été heureuse, elle revient toujours au milieu de ceux qu’elle a aimés et elle choisit une personne jeune de préférence, qu’elle guidera au fil des jours. C’est comme si nous étions immortels !

    — Mais, dis-moi, bel artisan, je t’écoute avec la plus grande attention, cependant, je ne saisis toujours pas quel est le lien avec ce que tu fabriques depuis des jours.

    — Sans le vouloir, étranger, tu viens de citer le mot le plus important ; le lien !

    Nous savons que non loin de nos contrées, rôdent les âmes de ceux de nos enfants qui se sont perdus en chemin. Inutile de les chercher, tu ne peux les apercevoir si tu n’es pas un initié, et encore moins, toi qui es étranger. C’est le soir, alors que la nuit nous isole du reste du monde, que l’on peut les entendre geindre et se lamenter. Oui, ils se lamentent, car ignorants qu’ils étaient au milieu de nous, davantage ils le sont devenus dans un autre monde. Ils étaient partis chercher ailleurs ce dont ils rêvaient de posséder ici. Il est vrai que nous n’avons pas grand-chose, mais ils refusèrent de croire que pour exister, nous avons la vie, l’espoir et la liberté.

    C’est suffisant pour rendre un homme heureux. Ceux qui ne l’ont pas compris ont préféré quitter la lumière pour se perdre dans l’ombre. Beaucoup le regrettent, car ils y ont perdu leur dignité. Un jour, en un lieu que nous ignorons où il se trouve, le ciel les a vu tomber et depuis, leur âme erre dans l’éternité.

    Tu comprends maintenant pourquoi je tisse ce lien. Il doit ressembler à un chemin. Je ne m’arrêterai que lorsqu’il fera le tour de la terre. Il doit être reconnu par tous et il doit les conduire jusqu’au village où les attend leur dignité et où leur âme doit se repentir avant d’investir l’esprit d’un innocent.

    Nous savons qu’il y aura des voyages difficiles, car des âmes, il y en a partout, égarées autour du monde. Les plus fortes devront accompagner les plus faibles, qui pour la première fois seront libres, même si leurs corps, eux, sont morts entravés dans les bras des chimères, tandis que les plus anciennes devront se défaire définitivement des chaînes dont tes ancêtres les avaient affublés.

    — Merci, tisserand, de me le rappeler ; et en leurs noms, je te demande de me pardonner.

    — Nul n’est tenu de s’agenouiller pour des fautes qu’il n’a pas commises, mais nul ne peut et ne doit oublier ce qui s’est passé, si un jour il veut trouver la paix de l’âme.

     

    Amazone. Solitude 


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