• LE TRAIN DE LA VIE

    – Dis-moi, papa, pourquoi marchons-nous ici ; le train ne va-t-il pas nous rattraper ?

    – Hélas ! Mon enfant, il n’en passera plus de grondant et mugissant, et nous n’entendrons plus les bruits de roues comptant les joints de dilatation, comme si elles cherchaient à évaluer les distances.

    – Mais pourquoi la locomotive ne roulera-t-elle plus, elle est cassée ?

    – Non, mon petit, elle n’est pas accidentée. Aucune de toutes celles que l’on mit à l’arrêt n’est en panne. Les grands argentiers ont estimé qu’elles n’étaient plus rentables. Alors, ils les ont rentrées dans d’immenses garages, qu’ils nomment des dépôts.

    – Tu penses qu’elles sont tristes d’être enfermées ?

    – Bien que ce soit du matériel qui n’a pas le pouvoir de s’exprimer, pour dire les choses comme si l’existence ressemblait à un nouveau et joli conte, il me semble, en effet, que l’on pourrait dire qu’elles sont amères d’être tombées dans l’oubli. Elles ont fait tant de beaux voyages, vu des panoramas magnifiques, entendu des paroles qui les flattaient, et que sais-je encore que si elles le pouvaient, il est certain qu’elles verseraient quelques larmes ! Leur destin était étroitement lié à ces rails qui n’étaient rien d’autre que leurs guides.

    – Ah ! Oui, c’est leur chemin ! Mais elles ne le quittaient jamais. Ce n’est pas comme nous, qui allons où nous voulons !

    – Tu as raison, petit bonhomme. Elles ne pouvaient jamais les ignorer, car elles étaient leur voie pour traverser les paysages qu’elles saluaient à grand renfort de sifflets. Elles étaient dépendantes des rails comme nous le sommes de l’air que nous respirons. Cependant, si elles-mêmes n’exprimaient aucun sentiment, je peux te dire qu’elles ont rendu des milliers de gens heureux. Il y eut beaucoup d’enfants, qui, lorsqu’ils prenaient le train pour la première fois, n’avaient pas d’yeux assez grands pour regarder en tous sens. Ils s’extasiaient à la découverte de choses pourtant anodines, ainsi que de celles dont ils les observaient chaque jour ; mais depuis le wagon, elles n’avaient plus le même aspect. Ils riaient de voir la campagne défiler à vive allure, sans qu’ils aient réellement le temps de tout comprendre.

    – Tu as connu ces moments que tu me racontes ?

    – Bien sûr que j’ai vécu ces émotions merveilleuses ! Pour te dire la vérité, me concernant, la joie montait en moi depuis la veille, à l’instant où l’on m’ordonnait de rejoindre le lit. Mon voyage commençait avant que je trouve le sommeil, et se poursuivait, tandis que je venais de basculer dans mes songes.

    – Tu veux dire que tu étais dans le train ? C’est toi qui le conduisais ?

    – Oh ! Non ; j’étais en effet parmi les gens, mais je ne me suis jamais vu aux commandes de la locomotive. Pour cela, eut-il fallu que j’occupe au moins une fois la place du mécanicien et celui du chauffeur qui mettait le charbon dans l’immense chaudière. Tu sais, tant que nous n’avons pas découvert quelque chose, il est très difficile de se la représenter, même en rêve. Notre cerveau a besoin de tous les éléments pour les reconstruire pendant la nuit. C’est alors qu’il nous permet de voir les images qu’il a dessiné pour nous.

    – Et où allais-tu ?

    – En compagnie de ta grand-mère, nous partions à la ville. Cela se passait une fois dans l’année. Nous allions chercher ce que nous n’avions pas à notre disposition au village. Pour moi, ce jour était une véritable aventure. Avant d’arriver jusqu’au train, nous devions prendre le car. Il était alors six heures du matin. Puis nous allions  en direction de la gare, nous arrêtant presque à tous les carrefours, pour permettre aux gens de nous rejoindre. Puis, c’était le guichet où nous achetions les billets et l’attente dans la grande salle où d’autres personnes faisaient déjà les cent pas. Le responsable annonçait l’arrivée du convoi, et nous sortions sur le quai. La locomotive était impressionnante et crachait de la vapeur tel un dragon. Nous montions dans les voitures de queue, la troisième classe, nos moyens ne nous permettant pas de poser nos derrières sur des sièges rembourrés. Qu’importe, nous allions tous au même endroit, et l’excitation était à son comble, nous faisant oublier le manque de confort. Les paniers de victuailles s’ouvraient et libéraient de délicieuses odeurs de pâtés, de jambon ou de fromages. Les gens parlaient fort comme si c’était un jour de fête. Ils ne se doutaient pas que pour moi, cela en était réellement une.

    – Dis-moi, papa, tu aimerais qu’ils  reviennent, ces jours de beaux voyages ?

    – Oui et non, mon garçon.

    – Pourquoi ne choisis-tu pas ?

    – Parce que notre vie est faite ainsi, mon petit, que pour être heureux, nous avons besoin de souvenirs, mais que nous ne pouvons vivre parmi eux, en faisant comme si le présent n’existait pas. Observe les rails, ils forment un chemin droit qui te permet de voir assez loin. Toutefois, tu n’aperçois pas ce qui se cache après le premier virage, car c’est demain, et qu’il sera différent. Voilà, mon cher enfant où nos réflexions nous ont conduits. Un moment, nous avons été la locomotive, et derrière nous, nos songes se sont transformés en wagons. Dans chaque gare, un nouveau a été ajouté, et il en sera ainsi jusqu’à la fin du beau voyage de notre vie.

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00061340-1

     

     

    Image glanée sur le net. 


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