• LE VOLEUR DE VIES. 1/3

    — La destinée se montre parfois bien cruelle envers certains individus, quand ce n’est pas dans une famille qu’elle s’installe, en exigeant que lui soient toujours servis les meilleurs mets et que la plus belle place lui soit réservée. On nous apprend à nous prémunir de bien des dangers ainsi que de certaines maladies, mais on ne peut  hélas ! rien contre la tyrannie de certains hommes. Certains ressemblent étrangement à des associés de quelques malfaisants diaboliques. Ils sont si nombreux, qu’il nous semble qu’ils se sont partagé la Terre entière en parts égales. Ils sont pareils à des prédateurs qui parcourent sans cesse leurs territoires à la recherche de leurs proies ; soyez certains qu’ils ne manquent jamais un repas, tant les innocentes victimes sont beaucoup à tomber dans leurs filets. Les histoires que l’on pourrait écrire à leur sujet seraient en telle quantité, qu’elles noirciraient des milliers et sans nul doute plus de pages composant ainsi de bien tristes encyclopédies. Ce soir, je n’en ai pas choisi une au hasard.

    Elle appartient à la trop longue litanie de ces faits odieux que l’on qualifie par omission ou par ignorance d’événements divers, alors qu’ils bouleversent l’existence de façon parfois irrémédiable. Nous avons rencontré dernièrement des connaissances, dont le chemin de l’un de ses membres croisa pour son plus grand malheur celui d’un abominable prédateur qui aujourd’hui encore court la campagne en toute liberté, à la recherche d’une nouvelle victime. Comme c’est souvent le cas, la vie de la famille jusqu’à cet instant fatidique était sans histoire. On pouvait presque dire qu’elle coulait comme le fleuve, tranquille, s’appuyant sur ses berges. Je n’irai toutefois pas  prétendre que chez eux le bonheur s’était attardé trop longtemps, mais les ans qu’il passa dans la modeste maison firent que dans le ciel qui faisait comme une seconde toiture, les nuages n’avaient pas le loisir de stationner.

    Des mains habiles avaient mis en valeur une belle propriété disputée à la forêt et pour ne rien gâcher au plaisir de créer, avaient soigneusement suivi les idées que l’esprit avait imaginées, tel un bon architecte. Lorsque le parc fut terminé, il n’avait rien à envier à un jardin botanique, tant les essences qui le peuplaient étaient nombreuses et variées. Afin que le camaïeu de vert finisse par lasser le regard, des arbustes à fleurs et des massifs colorés faisaient des taches éclatantes, comme si l’on avait cherché à persuader le visiteur que ce fut l’œuvre d’un artiste-peintre.  

    Le blanc immaculé des gingembres papillon rivalisait avec le bleu des pétréas, tandis que sur les clôtures, s’affalaient les bougainvillées dont on avait malicieusement mêlé différentes provenances. La plus jeune enfant avait fait remarquer à ce sujet que cela faisait beaucoup trop de rouge dans le jardin.  

    — Je ne voudrais pas vous paraître une trouble-fête, mais parfois, je me demande si ce n’est pas une invitation aux  diablesses des cavalcades carnavalesques, à prendre possession de notre paradis !  

    On avait bien souri à la boutade, sans que personne ne songe à voir le moindre mal dans cette réflexion. Les mains agiles avaient néanmoins continué quelques plantations et de nouvelles couleurs étaient venues ajouter de la gaieté à celle qui résidait déjà en ces lieux. Dans ce décor, les palmiers offraient un semblant de fraîcheur. Lorsque l’alizé s’invitait, les longues feuilles s’agitaient et l’ombre en mouvement donnait à  croire que des fées invisibles époussetaient délicatement les massifs fleuris.  

    Dans ce havre de paix qui nous laisse à penser que le temps est parfois lent à passer, nous sommes obligés de dire à nos enfants de profiter de ces heures heureuses ; même si elles nous font comprendre que nous ne devons rien bouleverser du farniente dont elles s’auréolent. Aucune d’elles ne réclame des minutes supplémentaires, que le délai qui lui est attribué ne saurait lui accorder. D’ailleurs, le tic tac de la pendule n’est-il pas le gardien du temps qui lui commande inlassablement d’avancer d’une case, puis d’une autre, encore et toujours, nuit et jour, pour nous rappeler à chaque instant que la vie est bercée par la cadence lymphatique des balanciers de nos horloges ? Sauf qu’un jour, pour l’une des charmantes demoiselles résidant dans le jardin merveilleux, le sablier, soudain s’arrêta de laisser passer les grains. Le prédateur qui rôdait venait de commettre son crime.  

    Il n’était pas que le temps à s’être immobilisé.

    Le ciel s’était posé sur les épaules de la jeune fille. À l’importance du poids qu’elle dut supporter, elle comprit qu’elle ne pourrait plus jamais se relever. Nul élément aussi courageux qu’il est, quand il est projeté au sol par la puissance du mal, ne se redressera plus. Le végétal gisant après la tempête, abandonne ses feuilles ; l’animal blessé s’en va sous les fourrés pour y enfouir sa solitude agonisante. Mais notre jeune victime, elle, ne connaîtra jamais l’apaisement des brûlures dues au viol perpétré par son agresseur. (À suivre)

     

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