• Les fiancés d'antan 2/3

    – Laisse-moi t’expliquer. Tu vois l’herbe qui monte ? Eh ! bien dans quelques jours, sans doute à la prochaine lune, chez toi comme pour nous, nous allons la faucher. Tu ne peux pas nier que nous allons passer un agréable moment, même s’il est épuisant, à toujours guetter les caprices du ciel, qui en quelques heures peut réduire à néant les promesses d’une herbe de qualité. De chansons en appels joyeux, les charrettes se rempliront, et, cahotant dans les ornières, elles iront s’accouder aux granges et fenils pour y être remisées. Nous aurons à peine le temps de respirer qu’il sera celui de commencer les moissons. Dans nos grandes cours de ferme vont se construire de beaux gerbiers aux rythmes de la bonne humeur et des chansons.

    – Eh ! Dans tes explications, tu oublies bien vite les appréhensions qui seront nôtres jusqu’aux battages ! Un orage peut détruire une récolte en un rien de temps !

    – Je ne néglige pas tes doutes, mon ami. Je sais qu’alors nous espérons engranger nos blés, l’août, lui, prépare ses éclairs et ses foudres. Les gerbiers terminés, nous attendrons la batteuse qui fait le tour de la région. Elle passera chez toi la veille, puis ce sera pour nous le lendemain, comme il est de coutume. Il s’en suivra de grandes victuailles qui feront oublier aux hommes le labeur fourni pour arriver jusque là. Les meules se seront transformées en paillers, alors que le grain s’en ira sécher dans les greniers. Nous aurons besoin de souffler un peu, il est vrai, tandis que dans les pâturages le regain nous fera de grands signes. Il sera juste fini, que viendront les vendanges ! Encore une fête en perspective, mon Augustin !

    – C’est ma préférée, ma chère amie. Ne me demande pas pourquoi, je serai incapable de te répondre. De tous les travaux que nous menons, l’ambiance du temps des raisins m’a toujours étonné !

    – Serait-ce parce qu’on y fait de belles rencontres, par hasard ?

    – Quand tu veux, mon Alphonsine, tu sais te montrer idiote ; t’en rends-tu compte ? M’as-tu surpris, une fois, à dévisager une autre fille que toi ?

    – Ne t’en déplaise, Augustin, oui, je t’ai vu regarder quelqu’une de nos voisines. Mais, pas seulement durant les vendanges ?

    – Ah ! Par exemple, il me tarde de savoir quand et où tu as remarqué que je lorgnais une autre demoiselle que toi !

    – Je reconnais que ce n’est pas hier. Cependant, ce fait est resté ancré dans ma mémoire. Quand nous étions plus jeunes, le dimanche, à la messe, souvent je te surprenais à regarder du côté de la Françoise ; ne me dis pas non.

    – Bon, c’est vrai que celle-ci me faisait des avances. Mais je peux te jurer qu’elles sont restées vaines. Elle ne m’a jamais intéressée ! La meilleure preuve, c’est qu’aujourd’hui c’est à toi que je suis déjà à demi marié et non à l’une ou l’autre des filles du village ! Tu peux me faire confiance, quand même !

    – Oui, je veux bien croire en toi, Augustin, mais je sais que le temps des fiançailles est parfois fatal à certains jeunes. Attention, je ne prétends pas que les hommes se lassent plus vite que les femmes ; mais souvent, dans les ruptures, c’est quand même eux qui dénoncent le contrat !

    – Je ne suis pas d’accord avec toi. Je peux te citer de nombreux cas où ce sont les filles qui ont cassé. Surtout lorsque le promis est appelé sous les drapeaux ! Beaucoup de fiancées, estimant l’attente trop longue, se trouvent quelqu’un d’autre !

    – Alors là, je t’arrête tout de suite, Augustin ! Que crois-tu qu’ils fassent, les soldats, dans ces régions éloignées ? N’imagine pas qu’ils se mettent au tricot, mon cher ! J’en connais même qui ne sont jamais revenus ; ou parfois avec une fille au bras ! Et je me suis laissé dire que ces femmes ont des airs étranges.

    – Je ne nie pas qu’il y ait des exceptions, Alphonsine. Mais cela reste rare. Pardon, n’en étions-nous pas aux vendanges ?

    – Je te fais remarquer que c’est toi qui m’as emmené sur des chemins de traverse ! Bon, le vin est dans la cave. Le temps des labours lui succède, puis celui des semailles d’automne. Il est maintenant l’heure de penser au bois pour l’hiver de l’an prochain et l’on enchaîne avec la taille des buissons et des haies avant de le faire à la vigne.

    – Et nous voici aux châtaignes, puis aux veillées et à la dégustation du vin nouveau.

    – Ah ! Je suis contente que tu prennes la relève de mes propos, mon ami. Cela me prouve que tu comprends que le temps n’est pas aussi long qu’on le prétend toujours. Et vois-tu, la neige nous forcera à nous assoupir un moment avant que le printemps nous réveille. Avec lui recommenceront les travaux des champs, comme s’il s’agissait d’une nouvelle vie. Les bêtes retrouveront les pâturages, tandis que d’autres partiront vers les alpages. Les cerisiers mettront leurs belles fleurs et comme aujourd’hui, il sera l’heure de commencer les foins.

    – Tu es gentille, mon Alphonsine, d’essayer de me démontrer que les jours ne sont rien en regard des années qui nous sont promises. Mais il n’empêche que pour moi, une année c’est toujours une année !

    – C’est le temps qu’il faut pour qu’un couple puisse bien réfléchir à l’engagement qu’il va prendre. Si l’un ou l’autre n’a pas la patience, rien ne l’empêche de se délivrer de ses promesses. Mais il n’y a pas que cela, mon ami. Pour toi, évidemment, tu n’y penses pas, car la charge ne t’en revient pas. Mais moi, j’ai aussi besoin de cette durée pour confectionner mon trousseau. Tu me vois arriver chez toi les mains vides ? Je dois broder nos noms sur notre linge, constituer une partie de la vaisselle et bien d’autres choses encore.

    – Chez nous, ma chère, il y a plus de porcelaine que tu ne pourras jamais en casser ! Depuis des générations, elle s’entasse dans tous les coins, chacun ayant apporté la sienne.

    – Je trouve que c’est normal Augustin. Un jeune couple n’a pas à manger dans les assiettes des plus vieux ! Tu accepterais aussi de coucher dans les draps de ton aïeul ?

    – Tu sais, ils sont si solides que trois générations n’ont pas réussi à les user !

    – Quoi qu’il en soit, la tradition exige que les jeunes apportent de quoi marquer leurs différences. Chez nous, le père affirme que les enfants dans leur vie doivent faire comme dans leurs champs ; y poser de nouvelles bornes !

    – Bon, comme tu veux ; mais je vais quand même être tenu à l’écart durant une année de plus ! Tu sais, je suis las de ces rencontres furtives ou accompagnées. Moi, j’ai envie de te prendre dans mes bras, sentir ton corps frissonner contre le mien et bien d’autres choses dont je ne peux pas parler ici. À attendre je ne sais quoi, parfois j’imagine que mes désirs vont s’éteindre comme les chandelles.

    – Mais, voyons, qu’est-ce qui te passe par la tête, Augustin ? Voudrais-tu faire de moi une fille que l’on montre du doigt et que l’on dit partout, que l’Alphonsine est une femme de mauvaise vie ? Ressaisis-toi, mon ami, nous ne sommes pas des animaux qui se reniflent, font leur affaire puis s’en vont comme ils sont venus !

    – Tu exagères, ma belle. Je ne prétends pas que nous devions découvrir nos corps maintenant ni chercher à savoir comment ils fonctionnent. Je dis seulement que le temps où ils se rapprochent et s’apprivoisent est arrivé. Tiens, je ne voulais pas t’en parler, mais puisque tu m’y forces, je vais quand même te le dire. J’imagine que tu as connaissance aussi bien que moi que dans les environs, certains mariages ne durent pas dans le temps. Les gens se font les gorges chaudes ne se privant pas d’en parler, bien qu’ils n’en sachent pas grand-chose, sinon des racontars bon marché.

    – Tiens donc ; toi, modeste Augustin, tu en connais plus que les autres sur ces choses-là ? Ne me dis surtout pas que tu écoutes aux portes ! (À suivre).

     

     


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