• Les foulées d'une vie

    — Je vous vois hausser les sourcils. N’avez-vous donc plus l’habitude de voir quelqu’un se reposer sur son lieu de travail ? À moins que cela soit la position qui vous « interpelle » comme on a pris l’habitude de dire pour expliquer une vision peu ordinaire.

    Cependant, je puis vous assurer que je n’ai pas trouvé meilleure position pour faire circuler les informations, alors que mes pieds racontent dans le détail au cerveau, leurs aventures quotidiennes.

    Depuis que mes jambes ont pris appui sur le sol, sans chercher à vous raconter des fables ni même rajouter quelques histoires pittoresques, je crois bien que j’ai dû parcourir au bas mot plus d’une fois le tour de la terre !

    Sans doute que cela ne vous surprendra pas si je vous confie que plusieurs fois j’ai dû changer les bandeaux des roues de mon pousse, alors que mes pieds, eux, sont toujours les mêmes. J’en déduis donc que l’homme est bien la plus belle invention que la nature a pris le temps de peaufiner !

    D’allures régulières, ils se faufilent dans les rues et les ruelles encore plus étroites d’une ville qui parfois semble trop petite, cherchant croirait-on, à se replier sur elle-même. Il m’arrive d’imaginer que mes jambes qui ont appris à courir avant de savoir marcher pourraient raconter en accord avec mes pieds l’histoire de chaque pavé qu’ils ont battu, de pièges qu’ils ont déjoués ou de collègues qu’ils ont dépassés.

    C’est que chaque carrefour nous attend avec son lot de surprises et aussi quelquefois avec ses accidents.

    Sans m’éloigner des chemins coincés entre les constructions d’architectes jamais d’accord entre eux, j’enchaîne les foulées dans les rues suffocantes sous la chaleur moite et épicée des saisons qui se jouent de notre condition.

    Sans vanité aucune, je peux vous révéler que sur le modeste cuir du siège de mon pousse, des derrières de tous les continents se sont posés. Oserais-je vous dire que certains d’entre eux se sont même serrés en certaines conditions alors que j’étais bien le seul à savoir que je me sortirai d’un mauvais pas ?

    Quand la course est longue et qu’il me faut sortir de la ville, il arrive que le client se laisse aller à quelques confidences. Laissant ses yeux s’ébahir sur notre misère, il prétend que celle de son pays est différente. Je n’ose répliquer, même s’il m’arrive de penser qu’en tous lieux de notre monde la misère doit se ressembler.

    Loin de la subir de plein fouet, il y a bien longtemps que nous avons appris à la gérer plutôt que la supporter.

    Le plus difficile, c’est sans doute de gagner la première pièce qui permettra au repas de la journée de se dessiner. Après, il ne reste plus qu’à espérer en gagner une autre pour les repas suivants et ainsi de suite.

    Dans le modeste logement où attend la famille, personne ne s’impatiente. Chacun sait depuis longtemps que chaque chose arrive à point nommé et que les estomacs, bien qu’il leur arrive de connaitre la faim, n’en sont pas pour autant réglés comme des horloges.

    Le repas est toujours succulent à l’heure à laquelle il arrive.

    Nous savons qu’il nous appartient d’être à la meilleure place au meilleur moment et nous pensons alors que nos jambes ont un cœur, tant elles mettent de la bonne volonté à l’ouvrage. La vie s’apprend et se révèle à longueur d’enjambées. Il est vrai que parfois on nous dit qu’il n’est pas utile d’être un savant pour tirer le pousse-pousse.

    Mais j’en connais pourtant qui feraient bien de commencer par là plutôt que de se morfondre aux abords de quelques palais où ils ne sont pas les bienvenus.

    Je n’espère rien d’autre que mes jambes et mes bras soient assez fort pour continuer le voyage, attendant que ceux de mon fils soient suffisamment développés pour m’aider dans un premier temps, avant d’avoir lui aussi son matériel.

    Ainsi serons-nous à la tête d’une petite entreprise qui pourra compter sur ses jambes autant que sur ses têtes.

    Bien sûr que cela ne sera pas la richesse, mais le début d’une vie de liberté durant laquelle nos pieds n’en finiront jamais d’écouter ce que le sol aura à leur dire, tant ils sont solidaires, les uns et les autres.

     

     

    Amazone solitude


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