• Les vagues aussi se meurent

    — Du haut de la falaise, un homme laissait son esprit vagabonder. Comme souvent il lui arrivait, le bruit de la mer l’incitait à s’évader. Cependant, ce jour fut particulier, car il ne s’agissait pas de voyages qu’il eut faits ou dont il rêvait.

    Cela se passait presque dans une autre vie ; du moins en eut-il l’impression à ce moment où son esprit prit conscience que l’océan allait et venait à sa guise. Celui-ci, au large, confectionne d’immenses vagues, en prenant un soin particulier à leur mise en œuvre. Il tient à ce qu’aucune d’elles ne se ressemble. Il y en a qui paraissent courir à la surface en mouvement et parfois donnent l’impression de vouloir rattraper celles qui les précèdent. D’autres sont de véritables réalisations d’art. Une frange d’écume ourle leur sommet et elles semblent être des filles naturelles de la mer. Elles sont droites et fières, à l’allure régulière, tout juste suffisamment hautaine pour qu’on les regarde avec une pointe d’admiration dans les yeux, nous retenant de les applaudir lorsqu’enfin, elles daignent venir, sans jamais se désunir, honorer la plage de leur présence.

    Au moment où elles abordent la grève comme des conquérantes sans jamais avoir songé, serait-ce qu’un instant, à se désolidariser, on peut imaginer que c’était l’autre rivage de l’océan qui rend visite à celui où se trouve notre homme. Derrière celle qui vient de s’enfoncer dans le sable blanc, il y en a d’autres qui s’approchent dans la plus grande confusion, presque en désordre à l’image de jeunes élèves se précipitant dans la rue après les cours jugés toujours trop longs et fastidieux. Elles vont en rangs disparates, faisant semblant de s’unir un instant pour se séparer dans le suivant. Certaines doivent insister en criant que la bonne direction ne peut être que celle qu’elles montrent, alors que d’autres soutiennent que le meilleur courant est sans contexte le leur.

    En ordre dispersé, elles finissent par s’échouer sur la côte qui prend un malin plaisir à briser leurs espérances.

    L’océan ne se lasse jamais d’envoyer loin devant lui, en direction de l’horizon qui lui cache la vue, ses armées de vagues, comme s’il partait à la conquête d’une terre à laquelle il n’avait jamais pardonné de l’avoir, un beau matin divisé. Il est connu pour être lunatique, comme tous ceux qui se laissent facilement influencer. Il est inconstant, disent les uns ; imprévisible, clament les autres ! Il n’en fait qu’à sa tête, affirment ceux qui prétendent tout savoir sur lui, rendus prudents par le comportement de cette masse liquide qui passe son temps d’un côté de la terre avant d’aller taquiner les rivages lointains que tant d’yeux n’ont jamais découverts ; seulement imaginés au cours de nuits aussi agitées que les mers sous la houle.

    Les côtes connaissent bien les sauts d’humeurs des océans. Elles en sont les premières victimes à la façon qu’ont les fortes têtes de passer leurs nerfs sur les plus faibles. C’est lorsque tous les éléments se réunissent en congrès qu’ils deviennent dangereux.

    C’est au moment où tout ce que compte l’univers comme mauvais sujets, que le pire est à redouter. Sur terre, le ciel laisse éclater sa colère en libérant des montagnes d’eau qu’il avait accumulée dans d’immenses cumulo-nimbus bourgeonnants. La foudre crève les nuages les uns après les autres. La pluie mine les collines et inonde la vallée. L’eau boueuse des fleuves, rivières et ruisseaux qui n’en sont plus, se déversant dans l’océan, sonne la seconde phase du plan d’intimidation et d’hostilité. Dans un premier temps, la mer donne le sentiment de se creuser. Elle se reprend pour mieux s’organiser.

    Elle façonne des vagues si hautes que rien ne sait ou tente une quelconque opposition. Chaque élément rassemble son énergie pour faire face au déchaînement qui s’annonce. Afin d’impressionner davantage, le ciel se rapproche de la surface de l’eau. On croirait alors qu’il aspire le liquide à la façon d’un Catalina, pour les déverser ensuite sur les hommes. Pour ne pas être en reste, l’océan met la dernière écume sur la crête des vagues afin de les rendre encore plus impressionnantes. Elles courbent la tête vers l’avant tandis que le rouleau se creuse comme pour se donner plus d’importance.

    On comprend alors qu’elles sont orgueilleuses en affichant clairement leurs prétentions. Les voyant courir, à l’allure d’un cheval au galop, elles demeurent hautaines et arrogantes ; on se demande soudain, si le monde peut résister encore à leur assaut. Elles avancent en se gonflant toujours plus, en s’élevant au risque de perdre leur assurance. Puis c’est le déferlement, au signal des trompettes de la Renommée que l’on distingue à peine, tant le bruit devient assourdissant. Ce n’est pas un train de marchandises qui avance sur des rails disjoints, mais cent, peut-être mille et sans doute davantage. Nous attendons, anxieux, l’impact de la mer contre la terre. Celle-ci qui en a vu d’autres se dit que si elle l’a déjà vaincue une fois, alors, pourquoi elle se laisserait engloutir à tout jamais sans essayer de s’opposer. C’est à l’instant où l’homme allait fermer les yeux que soudain lui apparaissent les rochers débarrassés de l’écume qui les recouvrait.

    Voilà donc la défense secrète du continent, se dit-il : la barrière naturelle !

    Elle est constituée de brisants de toutes les formes, des hauts, des ronds, des pointus comme autant de flèches, des petits et des moussus.

    À la manière qu’ont les boxeurs de donner les coups sous la ceinture, la vague explose sur eux et monte vers les cieux tels un geyser. Des gerbes d’eau partent dans toutes les directions ! C’est à la fois dantesque et magnifique.

    À peine brisée, l’insolente est recouverte par la suivante, car la nature l’a voulu ainsi ; aucun vaincu ne saurait revenir la tête haute. C’est l’instant où notre voyageur réalise qu’après une vie éphémère, les vagues aussi se meurent dans la plus grande indifférence, tandis que l’océan n’attend même pas qu’elles soient enfouies dans le sable, pour confectionner et envoyer une nouvelle armada.

     

     

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    Photos : Planet.fr

     

     


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