• Les vaisseaux du désert

    — De mémoire de dromadaire, nous n’avons pas le souvenir d’avoir transporté autant de sable. Les dunes sont notre quotidien et même notre paradis, contrairement à ceux qui s’imaginent qu’il pourrait être notre enfer. Le désert est donc notre patrie et du sol, nul n’en connaît aussi bien le grain que nos sabots qui pourraient vous raconter l’histoire de chacun d’eux. Ainsi, avançons-nous, tanguant et roulant tels des navires, dans la chaleur des jours ou dans la rigueur des vents qui nous cinglent le cuir jusqu’à la chair.

    Notre allure a fait dire aux hommes que nous étions les vaisseaux du désert. Concernant ces derniers, ils ne se trompaient guère, tant il ressemble à un océan qui est toujours en mouvement ; mais le nôtre a préféré les tourments aux mers d’huile sur lesquelles les marins se désolent d’y rencontrer le moindre souffle de vent qui leur assurerait que la vie est toujours présente à bord avant de gonfler les voiles.  

    Nous sommes de nature paisible et rien ne saurait nous faire perdre notre calme, même si parfois, il est vrai que nous aimerions nous arrêter en chemin. Mais les hommes sont ainsi faits qu’ils nous pressent d’aller au plus vite, comme si dans notre étendue désertique il se trouvait un moyen de courir après le temps et même de le ralentir. D’ailleurs, qui serait assez fou pour essayer de nous voler celui qui n’appartient à personne, alors que le maître du sablier géant vient lui-même faire provision des grains qui égrènent les jours et les nuits ? Nos chameliers qui ont pourtant grandi à nos côtés devraient bien savoir qu’en notre désert il n’est qu’une réalité ; l’immensité qui nous commande de rester aussi humbles que le rocher le plus fort, car le soleil et le vent parviendront toujours à le réduire en un simple grain que la tempête, un jour, emportera loin de son pays.  

    L’instant que nous apprécions le plus dans nos journées qui semblent ne jamais prendre fin lorsque les charges sont trop importantes est le soir à la halte. Les hommes sont obligés d’installer les tentes sous lesquelles ils s’abriteront de la nuit paraissant glaciale après la température excessive de la journée. Le froid et les ténèbres deviennent les fidèles alliées du soleil en faisant exploser les roches millénaires que les rayons cuiront au fil des jours afin de les réduire en poussière qui finira elle aussi par se diriger vers le sud. Ce nouveau gravillon avancera plus vite que nos malheureux sabots qui souvent sont usés jusqu’à la chair. Ils pourraient vous conter l’histoire de chaque dune, de toutes les oasis traversées et même les traces des hommes marchant à nos côtés pour nous soulager lorsque nous faisons mine de nous arrêter en chemin. Les bivouacs ne sont pas choisis au hasard. Nous avons beau être sobres, nous devons néanmoins mâcher quelques épineux, afin que notre vie décide de cesser au hasard d’une piste. Ce faisant, nous ne sommes pas mécontents d’être servis avant nos maîtres qui parfois, doivent lutter contre les éléments pour élever leurs tentes.

    Oh ! Ne croyez pas que s’il leur arrive de nous nourrir avec plus de soins qu’ils n’usent envers eux-mêmes est dénué de tout intérêt. Nous savons bien que comme tous les hommes du monde ils connaissent le proverbe qui prétend que pour aller loin il faut ménager sa monture. Ils ne dérogent pas à la règle et finalement nous leur en sommes reconnaissants. Nous ne sommes pas ignorants non plus ; pour l’avoir vu très souvent, tandis qu’ils nous engraissent avec la meilleure herbe récoltée en d’autres endroits, ce n’est que dans le seul but de faire gonfler nos flancs creusés au fil des kilomètres. Un jour sur un marché ils nous abandonnent ; commence alors pour nous une seconde vie, à moins que ce soit les étals des bouchers qui exposeront nos meilleurs morceaux.

    Comment leur en tenir rigueur ? Après tout, que serions-nous devenus sans eux ? Nous aurions probablement erré dans ce milieu hostile qui nous voit le parcourir, souvent sans aucune touffe ou brindille, victimes elles aussi, de l’avancement désertique ou de la dernière tempête. Oui, il est inutile de le rappeler, mais notre océan sablonneux roule vague après vague à la recherche de nouveaux rivages. Parfois, nous avons le désagréable sentiment que c’est notre continent en entier qui s’est mis en route vers l’inconnu, décidé à ne pas s’arrêter à la première mer, puisqu’il demande l’aide des vents pour le transporter en tous points du monde à la recherche de nouvelles patries.  

    C’est pour cette raison que vous nous voyez aller et venir, emportant le sable vers le nord, les chameliers craignant que les générations futures ne reconnaissent pas la misère que leurs aînés vécurent, mais que jamais ils n’osèrent fuir. Il n’est aucun pays sur notre planète qui comme le nôtre, ne sache pas avec l’aide de la lune et des étoiles générer des rêves aussi beaux que ceux que les poètes racontent au fil des pages, sur une musique lancinante qui glorifie le ciel et la Terre ; celle-ci fut-elle une mer de sable. 

     

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