• Lettres et feuilles mortes

     

    — Il n’est pas facile de se persuader que c’est sans doute la dernière lettre que je viens écrire, ici sur ce banc solitaire. Parmi les souvenirs à jamais inoubliables, il y a celui qui déchira mon cœur. Depuis sa blessure, il n’arrête plus de saigner et l’on dirait même qu’il a fait tarir la source de mes larmes. 

    Ce dernier jour m’avait comblé d’émotions. Jusqu’à ce terrible instant où, nos mains soudées, nous sommes allés contempler l’aurore qui se hissait sur l’horizon. Je te confiais que la nuit m’avait paru trop courte. À peine si nous avions eu le temps d’échanger ce que nos pensées tentaient de nous expliquer entre deux baisers. C’était à peine si j’avais conservé en moi le plaisir de nos corps abandonnés. 

    C’est le moment que tu choisis pour revêtir ton bel habit de marin ; distraitement, tu déposas sur mes lèvres un dernier baiser, à la manière dont on donne un tour de clé à la porte que l’on referme pour toujours. À ton épaule, ton sac me parut soudain bien léger pour quelqu’un s’apprêtant à faire un si long voyage. Je compris que le temps n’avait pas pitié de moi, lorsqu’au loin tes pas te conduisirent sans qu’ils résonnent sur le pavé, comme s’il tenait à me faire comprendre qu’un cœur léger ne laisse pas de trace derrière lui. 

    Il ne voulait sans doute pas qu’un écho me revienne, au contraire des fragrances qui se laissent transporter par le vent afin que nos souvenirs ne les oublient jamais. Il me signifiait que tu ne m’appartenais plus, que tu partais rejoindre celle pour qui ta passion était pareille à un feu qui dévore. Je dus me rendre à l’évidence. 

    Tous les éléments venaient de se liguer contre moi. L’eau, le feu et l’air s’étaient entendus pour t’arracher à la Terre sur laquelle je me sentis soudain abandonnée. Le soleil venait de larguer sur l’horizon ses amarres et tu en fis de même avec ton bateau. Je fus plus jalouse qu’attristée quand je vis comment la mer se fendait avec élégance de sa proue. Elle semblait te montrer le chemin qui t’éloignait de moi. Elle t’accueillait comme une femme le fait de son amant et je compris alors que c’est elle que tu épouserais. 

    Tes manœuvres m’indiquaient que tu m’adressais un dernier adieu, mais bien vite derrière toi la mer effaçait ton sillage, pour me faire comprendre que tu ne reviendrais plus. 

    Le temps a passé, beaucoup de temps. Je me souvins avec lassitude que lorsque je suis venue me réfugier sur ce banc, l’arbre qui l’ombrageait, mettait ses vertes feuilles, celles dont l’habit ressemble à la couleur de l’espoir dans la clarté du jour naissant. 

    En ce matin, il pleure sa tristesse laissant ses feuilles tapisser le sol autour de moi. Le vent qui ne veut pas être son complice fait semblant de ne pas les voir et ne les pousse pas vers la mer. Il doit penser que trop déjà lui ont été confiées, de celles que j’ai écrites chaque jour et que je venais déposer sur la plage, à l’heure où les vagues se retirent. J’avais la faiblesse de croire qu’elles emportaient des bribes de mon amour qui courraient sur les lignes comme la musique sur une partition. 

    Oui, mon bel amour, j’ai eu la naïveté de penser qu’elles et moi pouvions devenir des amies. Aujourd’hui, je me rends compte que mes lettres sont pareilles à ces feuilles mortes ; sans espoir. En laissant disparaître sa parure, l’arbre veut-il me faire comprendre qu’il savait ? Me préparait-il à une mauvaise nouvelle ? La réponse que je pensais venir de loin m’était-elle soufflée par un ami ayant les pieds sur terre ?  

    Ignorant ces indices, chaque jour je revins sur ce banc, mon regard scrutant l’horizon à la recherche de la voile dansante sur la surface, me laissant croire qu’autour du monde, sur des rivages inconnus, mes lettres t’attendaient. Je les voudrais comme autant de phares que l’on allume dans le soir, pour indiquer aux marins la route du port dans lequel un cœur les attend. 

    Les feuilles à présent recouvrent le sol. Elles signifient que le temps de rejoindre la maison est venu. Désormais, aucune voile ne se gonflera sur l’horizon. D’ailleurs, le vent lui aussi a changé de direction, laissant nos souvenirs enfouis sous les feuilles mortes, toutes les feuilles, même celles sur lesquelles des larmes coulent d’une ligne à l’autre, ignorant les doux mots d’amour qui décrivaient le bonheur et l’espoir. 

     

     

    Amazone Solitude. 


  • Commentaires

    1
    Mercredi 4 Mai 2016 à 23:11

    Bonsoir René (joreg)smile

    Que c'est agréable de te lire ! Bravo !

    Merci pour ta visite sur mon modeste blog.

    Avec toute mon amitié,

    MarieT

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