• ORAGE SUR LA CAMPAGNE

    – C’était un jour de fin d’été, pesant, comme seule cette saison sait les imaginer, de ceux qui collent à la peau tant ils sont poisseux. Pas de doute, s’était dit le vieil André, allant s’asseoir près de l’étang, sous un saule échevelé ; avant ce soir il va éclater. Pour montrer que les éléments étaient solidaires, l’eau avait pris la couleur du ciel, qui s’amusait à y rouler ses lourds nuages. À la surface, les poissons suivaient les insectes imprudents, et de temps à autre, ils crevaient l’onde, happant une demoiselle occupée à pondre. L’ancien laissait ses pensées vagabonder, quand une voix le fit sursauter.

    – Alors, père André, je vous trouve donc toujours à vous reposer ? Notez que par ce temps, il n’y a pas grand-chose à faire. Il suffit de songer au travail pour se mettre à transpirer. Parole d’homme, ce soir, nous y aurons droit ! Heureusement que les récoltes sont rentrées et battues ! Il n’aurait plus manqué qu’elles reçoivent de la grêle quand elles étaient encore sur pied !

    Dis-moi, Éloi, ce n’est pas pour discuter du ciel que tu es là. Alors, s’il te plaît, va droit au but.

    – Puisque vous insistez, il est vrai que je viens vous entretenir du sujet que nous avons abordé l’autre jour, aux comices agricoles du bourg. Tu te souviens de ce dont nous parlions, au moins ?

    – Crois-tu que j’ai perdu la mémoire, par hasard ? Je te signale même que depuis ce jour, les phrases tournent dans ma tête sans trouver la moindre issue. Et chez moi, quand je suis comme ça, je ne suis pas loin d’en tomber malade.

    – Allons, êtes-vous en train de me dire que vous êtes fâché ?

    – Oui, je le suis, en effet. Toi et tes amis, vous vous êtes entendus pour m’obliger à boire plus que de raison, et vous approprier des mots que je n’ai pas su maîtriser. Mais, ce n’est pas parce que nous avons tapé dans nos mains que cela fait office de contrat.

    – Tu me dis que tu reprends ta parole ?

    – Oui monsieur, je la rompe, car à bien réfléchir, elle n’était pas mienne. Elle ressemble trop à un testament rédigé sous la contrainte. Or, devant un notaire, il n’a aucune valeur. En un mot, Éloi, je ne te cède pas ma ferme.

    – Mais il n’est pas question de donner, mais de vendre pour toi, et d’acheter pour moi !

    – Tu me fais rire, mon voisin. Ton offre n’était pas assez généreuse pour me convaincre. Tu vois que je me souviens de tout. Je connais le prix de la terre, et plus encore celui de la mienne. De tout temps, vous l’avez enviée ; ne me dis pas le contraire. Elle est bien située, et toutes les parcelles sont autour des bâtiments. Aucune route à traverser pour se rendre de l’une à l’autre ; que des chemins qui ne sont empruntés que par les gens et les bêtes de chez nous. Je ne suis pas ignorant ; je sais que tout cela vaut de l’or. Avoue que vous l’avez toujours jalousée.

    – Tu dis n’importe quoi. Nous avons la nôtre et avec les parents, nous nous en sommes contentés.

    – Le jour où ils l’ont acquise, ils étaient venus me demander conseil. Comme je le fis durant ma vie, j’ai exposé ce que je pensais. C’est une terre ingrate, leur ai-je dit. Elle vous nourrira difficilement, soyez prudents ! Mais ils l’ont quand même acheté. Tu veux savoir ce que mon vieux père a dit, quand ils sont partis de chez nous ?

    – Si tu y tiens…

    – Ces gens là ne feront rien de merveilleux avec cette terre. Ils arrivent de la ville, mais ne possèdent pas l’héritage des familles paysannes qui ne font pas que se transmettre des biens. Ils lèguent à leurs enfants, l’esprit du sol, les gestes, le parfum, les façons culturales et tout le reste. Ils leur apprennent la vie, celle qu’ils ont toujours connue.

    – Voilà, ce qu’ils s’étaient dit ce jour-là, à cette table. Mais contrairement à aujourd’hui, nous avions bu une chopine de mon vin, qu’ils avaient apprécié. Cependant, je m’étais bien gardé de les enivrer comme vous l’avez fait pour moi.

    – Bon, sans doute que nous n’avons pas bien agi ; je le reconnais. Si tu veux des excuses, je peux même t’en adresser. Mais de grâce, vends-nous ta terre, puisque tu ne pratiques plus l’agriculture.

    – Je t’ai déjà dit non. Je ne reviendrai pas sur ma décision. Tu sais que je n’ai jamais reculé d’un seul pas, dans ma vie ; ce n’est pas maintenant que je vais commencer.

    – Mais alors, à qui vas-tu donner ton bien, puisque tu n’as pas d’héritier ? À la commune, peut-être, qui se pressera d’y faire un nouveau village ?

    À cet instant, comme si le ciel voulait conclure cette discussion, un éclair illumina la campagne et la foudre s’abattit sur le domaine, à la façon de quelqu’un qui frappe la table de son énorme poing.

    – Tu vois, Éloi, ce jour nous gratifie de deux orages. L’un dans le firmament, le second dans ta tête. Et il va s’amplifier, quand tu sauras que je vends au maquignon que tu connais. Il y engraissera les bêtes qu’il achète, et moi, je resterai dans ma maison jusqu’au dernier jour.

    Il n’y eut d’autres bruits que celui violent, donné sur la table autour de laquelle des générations s’étaient réunies. Éloi n’attendit pas que l’orage prît fin. Sans doute avait-il besoin d’une bonne rincée, pensa André, ne cherchant pas à retenir un sourire malicieux.

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-1


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