• Quand l'émotion nous gagne

     

    Quand l'émotion nous gagne

    — Je me doute que notre comportement laisse supposer que la fête fut belle, alors qu’en réalité, elle cache plus de la tristesse que la joie. La dernière fois que nous avions permis à l’émotion de nous gagner, c’était pour la fin des moissons.

    La journée avait été longue et pénible. Ce n’est jamais un jour tout à fait comme les autres, celui qui voit les sacs de grains prendre le chemin des greniers où il va dormir paisiblement, jusqu’à connaître le meunier pour une partie, alors qu’une autre part sera triée et sélectionnée pour la semence prochaine.

    En fait, ce que beaucoup qualifient de fête, désignant le repas pantagruélique qui clôt les efforts, n’est qu’une juste récompense des efforts fournis, alors que l’influx nerveux annonce à son propriétaire qu’il était tant que la journée se termine, car les gestes devenaient imprécis, et la sueur, mêlée à la poussière, coulait dans les yeux avant de ruisseler sur tout le corps.

    Hommes et femmes semblaient avoir calqué leurs gestes sur le bruit du moteur du tracteur qui entraînait par l’intermédiaire d’une longue courroie, la batteuse qui chantait sans jamais marquer le moindre signe d’épuisement.

    Les gerbes voltigeaient d’un gerbier à un autre, avant de tomber sur le tablier de la machine. Le lien tranché, le pousseur les guidait vers le mécanisme qui l’entraînait vers le tarare et les trémies avant de laisser le grain tomber dans la goulotte où un sac l’attendait. Alors que le bruit avait cessé dans la cour de la ferme, la nuit s’était déjà installée et pouvait commencer le festin.

    Mais ce temps-là était déjà loin derrière nous. Il nous restait les vendanges et les labours d’automne avant de remiser pour l’hiver les outils sous les hangars pendant que les attelages goûtaient eux aussi un repos bien mérité dans les prairies où le regain n’était pas avare de sa fraîcheur.

    Ce jour, où vous nous trouvez plus émus plus que de raison, est celui qui vit partir loin de nous notre dernier enfant.

    Oh ! N’allez pas croire que jusqu’à son départ nous n’étions pas dignes !

    Pourquoi lui aurions-nous montré que c’était un peu de nous qui partait à l’aventure ? Il est parfaitement inutile de rajouter des larmes à d’autres larmes, même si elles ne sont pas tout à fait identiques.

    Toutefois, il est dans l’ordre des choses que nos enfants tentent leur chance à travers le monde. Ne dit-on pas justement que la fortune sourit aux audacieux ?

    Nous savons aussi qu’il est inutile de rallier à nous les enfants pour leur servir de jour en jour à chaque repas, un plat dans lequel se reflète la misère, pas plus qu’il serait judicieux de les parquer derrière d’illusoires clôtures, alors que la production de la ferme est devenue trop maigre pour nourrir toutes les bouches.

    Par leur présence, les enfants ont ensoleillé les jours gris ; par leur amour ils ont confirmé leur attachement à la famille et grâce à leurs sourires, ils ont apporté du baume au vieux corps courbé à cause des tâches.

    Il est donc bien naturel que nous leur rendions ces sentiments qui font les hommes heureux. Et puis, a-t-on vu l’oiseau retenir dans le nid plus de temps qu’il en faut, l’oisillon qui a perdu le duvet, lancé ses premiers trilles et affermit ses ailes, indiquant que plus rien ne pouvait lui être transmis qu’il n’aille lui-même le découvrir par la nature ?

     

    Certes, la peine est immense et la petite ferme va devenir infiniment trop grande. Mais je sais bien que le bonheur ne se mesure pas de la même façon que les surfaces, même si un petit nid douillet vaut mille châteaux où résonnent les voix, les pas et souvent les pleurs.

    Avant que ma douce épouse pose la tête sur la table, j’ai eu le temps de lui dire que ce soir nous serons seuls et tristes et qu’il nous faudra nous habituer à employer d’autres mots pour compenser l’amour que nous mettions dans les musettes des petits afin qu’ils ne se sentent pas abandonnés.

    Quand nous allons nous réveiller, pour nous commencera une autre vie qui dessinera à notre intention un chemin plus étroit.

    Lorsque nous poserons le pied dans le jour suivant, nous découvrirons que la table où se perdent nos deux couverts est devenue trop grande.

    Sur la tonnelle, les feuilles de vigne tentent bien de se serrer davantage pour empêcher que les souvenirs ne soient eux aussi tentés de partir à l’aventure, en espérant que l’automne sera assez généreux pour conserver le feuillage jusqu’au réveil de ceux qui espèrent dormir longtemps.

    Le temps a deviné qu’il leur serait agréable d’ouvrir les yeux à l’instant où la vie aura fini d’installer son nouveau décor.

     

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010 

     

     


  • Commentaires

    1
    Vendredi 26 Août 2016 à 12:42

        Alors  que  le  chemin  devient  plus  étroit , il  est réconfortant de sentir  les  bras  de  nos  enfants , guider  notre  démarche  plus  ou  moins  chancelante .. Quel  bonheur  de  se  dire , ils  ont  quitter  le  nid , mais  ils  ne  sont  pas  très  loin  et  marchent  a nos cotes  vers  les  derniers  tournants ...Merci  René  pour  ce  joli  texte ..  Toujours  beaucoup  d'amour  dans  tes  écris ..  Bon  Week-end  mes  amis  lointains  ..
    Je  pense  a  vous ..
    Nicole ..

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