• Quand le dernier sage aura disparu


    — S’il est une chose que je redoute plus que la perte de toute autre richesse, c’est le jour où le dernier sage aura tourné le dos à une planète dont les hommes seront restés sourds à ses appels. L’homme sage, pétri d’un immense savoir, disait qu’il n’était animé d’aucun sentiment lui permettant de s’élever dans la société, dont il n’a jamais revendiqué un seul instant qu’il puisse en être le chef.

    D’après ses dires, quel serait l’homme assez stupide pour imaginer que la société qui réunit les humains puisse un jour appartenir à l’un d’entre eux ? Qui pourrait se targuer de détenir plus de sagesse que celui qui la suivit pas à pas durant une vie entière ? Qui d’autre pourrait expliquer à l’enfant émerveillé par les beautés du monde, que les couleurs du ciel sont les compagnes de l’espoir ou des désillusions ? Qui d’autres que celui qui connait les soupirs et les désirs de la forêt peut dire au frère souffrant, que sur notre Terre, au contraire de la nature qui se complaît à renaître mille fois et mille autres encore, qu’aucun homme n’est immortel ?

    Combien de fois, aura-t-il démontré au cours de sa modeste existence, que la mort n’est rien de dramatique, sinon qu’elle est le passage d’un jardin vers un autre, et pour le franchir, il n’est besoin d’aucune pirogue ? Nous avons besoin de toute la durée de la vie pour comprendre ce qu’elle est vraiment, ainsi que les raisons pour lesquelles, inlassablement, nous escaladons les jours comme d’autres gravissent des marches, qui souvent ne débouchent sur rien, car est-il besoin de le rappeler, aucun escalier n’a jamais conduit au paradis.

    Quand le dernier sage aura tiré sa révérence, les humains pourront se plaindre d’être devenus orphelins. Il était si plaisant à écouter, diront ceux qui ne lui prêtèrent qu’une oreille discrète ! Il disait les choses n’usant que de mots simples, accompagnés de gestes qui jamais ne se voulurent amples. Ne disait-il pas justement qu’il ne peut y avoir de compréhension sans écoute et d’amour sans émotion ni sentiment ?

    C’est alors que dans les souvenirs amers de ceux qui resteront, ils s’efforceront de revivre leur dernière rencontre.

    Au fond de leurs yeux, il restera à jamais inscrit l’image du vieux sage. Ils auraient pu croire qu’il fût un véritable homme de science issue de grandes académies secrètes élu par ses pairs. Ils le retrouveront, souriant d’admiration, alors qu’il avançait dans le layon. Nul n’aurait pu le confondre avec un autre personnage. Il marchait toujours d’une allure qui lui était particulière. Ceux qui le suivaient pensaient qu’il se déplaçait au pas de course, alors qu’au contraire, il marchait lentement, prudemment, levant les pieds qu’il avait toujours nus, afin de mieux appréhender la douceur ou la rudesse du sol. Il allait toujours avec cette même prudence, comme s’il se gardait de déranger un ordre établi depuis toujours, à moins que ce ne fût pour éviter de contrarier une âme en détresse, à la recherche de son salut.

    Quand le sage quittait sa forêt, ce n’était que pour se rendre dans une autre. Il n’avait jamais traversé aucun océan ni même découvert aucune mer. Il ne les ignorait pas volontairement. Seulement, il ne pouvait imaginer qu’elles pussent exister. Certes, il se doutait bien que les fleuves et les rivières qu’il avait parfois remontées jusqu’à leur source, terminaient leur course en quelque immense bassin, mais que sans tarder, par un chemin secret elles revenaient afin que les poissons ne restent pas sans eau.

    Cependant, s’il avait les jambes solides, elles étaient légèrement arquées, ce qui le faisait aller en se dandinant, tel un vieux marin qui n’aurait jamais quitté sa chaloupe épousant le flot au gré des caprices du vent. À moins qu’il ne fût lui-même cette embarcation qui naviguait sur un océan imaginaire que les hommes nommaient forêt. Pour courir sur son dos, il fallait un canot solide, capable d’affronter les flots indomptables de l’existence, alors qu’elle lançait sur la canopée ses vagues à l’assaut du temps. Lui, imperturbable, allait devant en compagnie du vent. Certains prétendaient que du haut de leur poste d’observation, n’en croyant pas leurs yeux ébahis, ils avaient vu le sage debout sur la forêt qui avançait. Tantôt, elle partait vers le sud, tantôt elle revenait vers l’est.

    Ô oui ! Qu’il fût beau, ce temps où les hommes n’avaient qu’un rêve : celui de devenir le disciple du sage, ne voulant rien d’autre des richesses que celles de la forêt.

    Quand le dernier sage aura disparu, il restera alors aux hommes les larmes. À travers elles, ils apercevront le souvenir du vieil homme s’arrêtant ici ou là, plongeant la main dans le sol, pour y puiser la terre fine et riche. Il la portait à sa bouche afin d’en savourer le grain, puis à son nez pour respirer le parfum des entrailles de la puissante sylve.

    Puis il la portait à l’oreille, afin d’écouter si une âme était prisonnière ou souffrante. Si tel était le cas, il partait en direction de la colline, la terre soigneusement rangée dans un pagra, (petit panier tressé en arouman) comme on le fait d’un bijou précieux. Parvenu au sommet du mont, d’un geste d’une extrême délicatesse, il laissait échapper la terre en la filtrant à travers ses doigts, à l’instant où le vent venait à la rencontre de l’âme. La terre s’envolait avec le souffle et le sage marmonnait quelques prières dont seuls les érudits en connaissent les paroles. Ces prières, il ne les tenait pas d’autres hommes. Un jour les Dieux l’en avaient investi. Il y avait longtemps, très longtemps. C’était ce jour où il était devenu sage avant de devenir homme.

    Quand le dernier sage aura rejoint ses compagnons qui l’attendent sous l’arbre à palabres, alors se fera entendre dans le ciel un grondement si puissant que sur Terre, les hommes courberont le dos en signe de soumission. Hélas ! Il sera trop tard. Même en courant par les sentiers, ils ne retrouveront plus le vieux sage qui aurait pu leur désigner la plante qu’il ne faut pas couper, car c’est elle qui porte la vie.

    Mais cela, c’était avant que le dernier sage rejoigne l’esprit de la forêt.

     

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