• Reflets de mémoire

    Le lavoir de mon village  

     

    Reflets de mémoire— Il y a bien longtemps, le monde n’était pas parcouru comme aujourd’hui par des fils invisibles tissant une immense toile. Internet n’était pas encore dans les cartons de projets, et pour téléphoner, nous nous rendions à l’établissement des postes et télécommunications, où l’on nous attribuait une cabine, après que la préposée ait composé le numéro demandé. Cependant, dans chaque village existait une forme de forum, un précurseur de MSN et autres liaisons qui ne souffraient pas encore de l’indifférence du virtuel. Parmi les moyens de communication les plus sûrs, il y avait l’indestructible lavoir que les plus anciens connaissent bien.

    Celui de mon village, je le reverrai toujours, même si un jour, dans ma tête il fera sombre, car en mon oreille, résonneront encore les coups de battoirs, assénés avec force vigueurs et parfois même avec rage, sur des lins à la trame solide et des coutils rebelles.

    Il était en contre bas de la route, accoudé à la petite rivière qui s’écoulait depuis la sortie du village. Une petite digue en ralentissait le cours et lui donnait l’allure d’une indiscrète tendant l’oreille aux propos échangés.

    Il faut bien comprendre qu’en ce temps-là, rien de ce qui se passait dans les foyers des environs, y était-tu. Le lavoir était ce lieu sacré où se faisait et défaisait l’évènement. En souriant, on y mariait quelquefois les jeunes gens, et on prétendait aussi faire se rencontrer des étrangers qui ignoraient qu’il puisse exister une âme sœur en ce lieu plus connu pour ses médisances que les talents de poétesses des laveuses. En secret, il arrivait même que l’on y démariait des couples chez qui, parait-il, l’orage grondait en se fichant bien des saisons.

    Curieuses, les laveuses ? Non, elles tenaient seulement à être informées des évènements qui se passaient chez les autres, et elles n’avaient pas leur pareil pour obtenir en premier les informations qui n’avaient pas encore passé les portes des maisons. Si les nouvelles étaient jugées un peu minces, elles n’hésitaient pas à en rajouter une ligne ou deux, histoire d’entretenir une belle conversation.

    Chez nous, nous appellerons Aline, celle qui venait deux fois par semaine. Le dimanche, si nous avions reçu quelqu’un inconnu des environs, le lundi matin nous connaissions la question qu’elle prononcerait dès son arrivée.

    — Je ne suis pas curieuse, mais je voudrais bien savoir qui était chez vous hier. Oui, la bonne dame ne tournait pas autour du pot ; elle était pressée, donc elle attaquait la question dès le seuil franchi.

    — Comme personne n’avait vraiment de secret à garder, avec un malin plaisir on lui répondait en faisant durer le plaisir, afin, disait la maitresse de maison, qu’elle en ait vraiment pour son argent afin qu’elle puisse alimenter la conversation. Le lavoir, à coup sûr, n’aurait jamais supporté une laveuse trop discrète.

    Par tous les temps, ces dames étaient sur la route, ignorant les caprices du climat. Elles allaient, vieilles femmes menues, dans leurs habits noirs, traînant les pieds chaussés de sabots qui claquaient sur le chemin. Elles poussaient la brouette fine, presque élégante que le menuisier construisait à l’identique pour chacune d’elle. La panoplie était complétée par la planche à laver qui aurait pu raconter bien des douleurs des genoux, et d’un battoir sous les coups desquels aucune trace ne faisait mine de résister.

    L’aube n’avait pas fini de suspendre ses couleurs, qu’elles partaient, les unes derrière les autres vers leur lieu de souffrance.

    Inlassablement, elles allaient et venaient. Il n’y avait guère qu’au plus fort de l’hiver, alors que la rivière s’ennuyait prisonnière de la glace, que les lieux restaient déserts. Ces jours-là, c’était à elles qu’elles pensaient. De leurs doigts déformés et noueux comme des ceps de vignes ayant connu un siècle, elles ravaudaient leur linge. Il est bien connu que c’est toujours la couturière la plus mal habillée, disaient-elles en souriant.

    Aux beaux jours, quand le linge séchait sur les ronciers et autres mûres, elles s’accordaient quelques instants de détente durant lesquels les rires l’emportaient sur les coups de battoirs. Dans un coin abrité du lavoir, il y avait un renfoncement pour le feu sur lequel le repas frugal patientait, ou pour faire bouillir le linge dans les grandes lessiveuses.

    Parfois, il n’était pas utile de tendre l’oreille pour comprendre qu’un personnage de leurs connaissances avait quitté les siens.

    Les genoux calés dans le logement de la planche, le dos plus voûté qu’à l’ordinaire, c’était sur le linge que l’on battait le plus fort, comme si ce jour-là il était plus sale que d’habitude.

    C’était un peu surprenant, mais il y avait aussi des larmes qui s’enfuyaient dans la rivière en se logeant dans les bulles de savon, comme si elles voulaient quitter les yeux dans les meilleurs délais.

    C’est que ce jour triste, les lèvres ne se desserraient guère pour exprimer la colère et surtout on s’abstenait de toute médisance.

    Demain serait un autre jour, disait-on, comme pour s’excuser et il sera toujours temps de faire l’inventaire du cortège qui suivait le corbillard tiré par l’infatigable cheval blanc.

     

     

    Amazone. Solitude 


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