• TROIS ÂMES POUR UNE LÉGENDE 4/4

    — À la plantation de la malédiction, comme la nommait désormais le voisinage, on avait obtenu de l’administration coloniale, la permission d’inhumer la dépouille de la pauvre jeune fille sur la propriété. Le père s’était opposé à ce que le cortège funèbre se rende en pirogues, ajoutant à la détresse des siens, au plus proche village afin d’y abandonner son enfant dans un cimetière indifférent.

    — Qu’irait-elle faire auprès de gens qui l’ignorèrent, avait-il demandé ? Sa place est avec nous, sur cette terre qui distille tour à tour le bonheur et le malheur. Elle ne connaissait rien de la vie, il est donc naturel que nous veillions sur elle.  

    Ce fut ce jour-là que l’on fit également une seconde cérémonie. Le représentant du gouverneur était présent aux côtés de l’autorité judiciaire et du curé. Tous se rendirent au dégrad et une bénédiction eut lieu en souvenir de la première enfant disparue. L’émotion était à son comble. Si la plupart des hommes se trouvant là louaient les travaux qui avaient été conduits d’une main de maître, ils étaient unanimes à dire que le courage ne suffisait pas pour arriver à un tel résultat. Il fallait aussi une grande part d’inconscience ou de folie, pour entraîner dans ses rêves sa propre famille. Il était aisé de critiquer, mais ces mêmes médisants ne faisaient-ils pas de semblables erreurs sur leurs concessions ?  

    Ah ! Il était vrai que beaucoup ne donnaient que des ordres à une main-d’œuvre bon marché ! Contrairement à ce qui eut lieu après la disparition de la première enfant, la réaction de l’exploitant ne fut pas identique.

    Il n’avait pas passé un temps infini à se lamenter en compagnie de son épouse qui était de plus en plus absente mentalement et de leur dernière fille qui, pensait-on, avait vieilli plus rapidement que la nature ne le décide généralement. La hache ne refroidissait pas, il enchaînait les tâches et les aménagements avec une telle force qu’il donnait l’impression d’administrer des coups à chaque chose qui se présentait à lui. Ce n’était plus le même homme qui travaillait, mais la colère et le désarroi qui alimentaient une hargne grandissante. Peu de gens venaient rendre visite à la famille dont on disait qu’elle était damnée.

    De temps en temps, un conseiller en agriculture se déplaçait, mais après avoir remis au concessionnaire de nouveaux plants et des semences diverses, il repartait sans même partager un repas avec eux. Il était clair que l’on ne voulait pas demeurer plus qu’il était utile en ces lieux qui, prétendaient quelques-uns, sentaient la mort. Personne ne voyait le malheureux homme à qui le comportement des autres n’échappait pas, mais au fond de ses bois, le fermier bourru se laissait aller à des heures de découragement. De plus en plus souvent, il ne prenait même plus la peine de retenir ses larmes. Il venait d’abattre les tout derniers arbres pour cette saison : à l’exception d’un, qui était resté pendu dans le houppier de ceux de la lisière. Il finira bien par s’écrouler, s’était-il dit ! L’alisé achèvera le travail. Et ce jour-là, du vent, il y en eut. Trop, peut-être ! Il choisit de se laisser tomber à l’instant où la troisième jeune demoiselle passa pour porter son repas à son père.

    Quand il entendit le fracas, l’homme se retourna. Il se mit à crier ; l’adolescente ne pouvait le comprendre. Ironie du sort ; l’arbre était un magnifique angélique. Il venait d’ensevelir la dernière enfant de la plantation maudite.

    Le parent eut beau donner de la machette en tous sens, lorsqu’il découvrit le corps de la malheureuse, il était sans vie. Il revint vers la maison, sa fille sur ses bras, telle une offrande. À l’instant où la mère vit son mari, elle se précipita vers le débarcadère ; elle libéra l’attache de la petite pirogue que l’on nommait la fileuse. Avec toute l’énergie qui l’habitait, elle se glissa sur les eaux sombres, se dirigeant vers l’océan. Nul ne sut ce qu’il était advenu de ce petit bout de femme qui en quelques années avait perdu ce qu’elle avait de plus précieux. Le père tint bon jusqu’à la cérémonie des funérailles de sa dernière jolie fleur. La raison l’ayant abandonné à son tour, il fut confié à une maison spécialisée de la capitale.  

    La forêt ne prit pas de temps pour retrouver la place qu’on lui avait volée. Il est vrai qu’il ne se trouvait personne pour succéder aux planteurs précédents. Tous ceux qui avaient essayé s’étaient enfuis, en disant que les lieux étaient hantés.  

    Il n’était pas une nuit qui ne fit pas entendre des plaintes et des gémissements à n’en plus finir. L’existence passa et installa des années ; mais aux dires des gens qui fréquentaient la zone, quelque chose faisait que l’on se sentait mal à l’aise dans cette région dont la réputation n’avait pas faibli. On affirmait même que le gibier ne s’attardait jamais en ce lieu qui avait connu une si grande tragédie. La vie, qui avait suspendu une partie de la sienne au-dessus du domaine, ajouta encore du temps à celui qui se perdait sur la plantation du malheur, jusqu’au jour, où la concession fut attribuée à un couple originaire du Sud-est asiatique. Au contraire des autres prétendants, il ne fuit pas.

    Après avoir fait plusieurs fois le tour de la propriété, passé quelques nuits, entendu ce que tout le monde rapportait et analysé la situation, ils prirent la décision qui s’imposait. Ils élevèrent un sanctuaire sur l’emplacement où reposaient les dépouilles des deux jeunes filles. C’est ainsi que l’on apaise les terres et les esprits qui ont côtoyé de trop grandes souffrances, expliquèrent-ils. Quand le monument fut terminé, chaque jour ils venaient s’y recueillir et ils offraient des fleurs sauvages ou d’autres de cultures.

    C’est alors que la sérénité s’installa à nouveau sur le domaine des trois roses. Les nouveaux propriétaires avaient donné ce nom à l’endroit qui n’avait connu qu’une immense tragédie, en mémoire des trois disparues. Elles n’avaient pas suffisamment vécu, disaient-ils à ceux qui leur posaient des questions. Et puis, continuaient-ils, un amour qui n’en vécut point a besoin du nôtre pour trouver la paix dans le ciel.  

    Ainsi, n’y eut-il plus jamais de plainte ni de visite nocturne sur ce qui restait des meurtrissures des trois collines, maintenant celui des trois roses. Du crépuscule aux premières lueurs du jour, hormis les bruits d’une forêt qui avait retrouvé sa sérénité, on pouvait ressentir le souffle léger, mais heureux des âmes qui venaient probablement remercier les nouveaux venus. Désormais, elles ne seraient plus abandonnées et, main dans la main, elles pouvaient entreprendre leur long voyage vers le paradis où les attendaient des milliers d’autres fleurs.

                                                                                                                   Fin

    Amazone. Solitude Copyright 00061340-1

     

     


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