• Un bonheur pas ordinaire

    — Le comportement des hommes nous donne souvent le sentiment que notre monde est devenu trop petit. En tous points du globe, ils s’imaginent qu’ils n’ont plus suffisamment de place pour installer et faire fructifier leurs existences.

    Par tous les moyens, ils essaient de repousser les murs de leurs demeures et refouler toujours plus loin les limites des banlieues, comme s’ils voulaient construire les villes à la campagne, alors que dans le même temps, cette dernière s’épuise chaque jour davantage, en cherchant à contenir les assauts de toutes natures à son égard. En fait, il semblerait que cela soit la suite logique du désir de l’homme de conquérir de plus grands territoires, d’asservir de nouvelles populations et de réduire les espaces naturels à leur plus simple expression.

    Beaucoup sont pareils à des enfants qui ne se satisfont jamais des jouets mis à leur disposition ; si tôt le dernier cadeau offert, que déjà les regards se tournent vers le prochain.

    Les aînés montrent le chemin aux plus jeunes en lorgnant vers les étoiles et l’univers tout entier, à la conquête d’extraordinaires paradis.

    Depuis longtemps, les mers et océans n’ont plus guère de secrets pour ces terriens assoiffés de nouveautés. Les plus hauts sommets n’ont désormais plus rien à cacher et le sous-sol est sondé, prospecté, estimé afin d’y prélever toujours plus de profits. Au grand étonnement de la plupart des gens, dans le même temps d’autres populations font le chemin inverse. Les espaces immenses, elles les connaissent jusque dans les moindres buissons. La terre, pensent-ils, n’a pas tenu ses promesses. De vastes étendues n’ont plus rien à offrir que la misère qui avance à la vitesse d’un cheval au galop. Ils étaient des gens simples qui n’avaient jamais demandé à la nature plus qu’elle ne pouvait donner, mais de mauvais conseillers les ont poussé à employer des produits qui rendirent stériles des sols qui avaient depuis toujours nourri les enfants qui vivaient à leur surface.  

    Alors, en même temps qu’ils laissèrent derrière eux leurs illusions, prenant leurs maigres bagages, ils sont venus grossir, les rangs de ceux qui s’en remettent entre les bras de la destinée. Ils se sont joints à la cohorte de ceux qui n’ont plus rêvé ni espéré depuis longtemps. Pour eux, les frontières comme l’horizon n’existent plus. Ils sont à portée de mains et quelques pas suffisent pour aller d’un monde à son suivant, comme on le fait en traversant une avenue.  

    La vie qu’ils avaient imaginée immense et douce est transformée en une ruelle étroite qui sépare les baraquements. Elle jette les passants les uns contre les autres, comme si elle cherchait à les identifier et les immatriculer en leur qualité de miséreux. Dans ces quartiers souvent loin du soleil qui ne fait que le survoler rapidement, on a compris depuis longtemps qu’il ne fallait rien attendre de la providence. Elle est fière et orgueilleuse et elle s’offre à qui sait la provoquer à défaut de pouvoir la séduire.  

    Alors le hasard eut son mot à dire. Puisque le train empruntait le même chemin que les hommes, pourquoi ne pas leur permettre de s’associer ?

    Oh ! Ce ne fut pas sans moult palabres et autant de divergences, car la place pour avoir la chance d’attraper un peu de la vie ne se gagne pas seulement au moral. Des coudes il fallut souvent en jouer et l’audace dut toujours précéder les initiatives. Le long des rails qui conduisent les trains et leurs milliers de voyageurs vers le ventre des villes, un marché s’est installé dont on ne sait pas où il commence ni où il ne s’arrête. Au milieu de ce fragile équilibre, les rames sont souvent obligées de ralentir et parfois de s’immobiliser. Les passagers n’ont qu’à tendre la main ; elle se remplit bien vite de marchandises diverses, alors que dans le même temps, d’autres se referment sur une maigre monnaie qui s’en va rejoindre une autre tout aussi menue dans le fond d’une poche dont on sait parfaitement qu’elle ne sera jamais pleine. Elle aura le mérite de permettre à l’heure du bilan d’apporter un peu de réconfort pour la journée à venir. Quand la vie est rigoureuse et économe, on se contente de quelques miettes, sachant qu’il en faut pour tout le monde. En ce lieu où l’on a que très rarement la tête dans les étoiles, l’existence, on la connaît bien. Il ne se passe pas une journée sans qu’on l’écorche du bout des doigts ; mais on aime lorsqu’elle se décide à sourire et l’on adore l’écouter chanter.

    Avec impatience, on attend la rame suivante qui traversera le marché en caressant les étals et les gens sans jamais rien déplacer. Les uns et les autres se respectent et les boggies ont depuis longtemps appris à reconnaître les parfums des épices et des fruits qui semblent avoir été récoltés le long de la voie le matin même, alors que les champs où ils se sont épanouis paraissent aussi loin que les étoiles. Comme il faisait vivre le petit peuple, on ne trouva rien de plus beau que de nommer le train celui du bonheur, parce qu’il était le seul à faire son marché chez ceux qui avaient tout laissé derrière eux, sauf le sourire, indispensable à la vie.

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00061340-1

     

     

     


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