• UN MONDE SURPRENANT

     

    UN MONDE SURPRENANT– Ma pauvre amie, je savais que notre siècle était celui des dépravés, mais jamais je n’aurai imaginé que cette contamination atteigne aussi vite nos villages les plus reculés !

    – C’est comme je le disais ce matin à la boulangère ; dans nos contrées oubliées des gouvernements successifs, nous manquons de tout, le modernisme tarde à venir jusque chez nous, mais quand il s’agit de plaisir malsain, comme par hasard, les routes sont dégagées !

    – Quelle honte ! Qui peut avoir l’audace de suspendre chez lui un pareil tableau ? D’autant que par ici, il n’aura pas quitté la boutique, que le nom de son nouveau propriétaire sera connu de tous !

    – Je vais vous démontrer ce que cela révèle, cette orgie qui vous regarde droit dans les yeux, alors que vous n’avez pas fini d’entrer dans le salon où il trône en bonne place. C’est comme si les gens chez qui vous vous rendez vous demandez à vous découvrir de même, mais sans avoir le courage de vous l’annoncer franchement.

    – Vous parlez sérieusement ?

    – Bien sûr que je dis ce que je crois ! Vous voyez une autre raison à une pareille exposition ? C’est comme si l’individu qui vous reçoit vous invite à vous mettre à l’aise, histoire de comparer les postérieurs !

    – Non, je ne pense pas vraiment que ce soit la véritable intention. Il ne fait aucun doute que le monsieur a des idées plutôt légères ; mais de là à être provocant, il y a un monde que je n’ose franchir. Reconnaissez cependant que le modèle possède un joli physique, et que dans nos campagnes, rares sont les femmes qui peuvent se vanter de détenir le même. Tenez, observons-nous. Nous marchons toutes avec nos vêtements trop grands et mal taillés, dissimulant nos formes. Si toutes nos villageoises défilaient bras dessus bras dessous, que verriez-vous ? Je vais vous le dire ; non pas des dames d’allure différentes, mais un seul tableau, tant nos habits nous protègent des regards inquisiteurs.

    – Vous êtes dure avec nos concitoyennes, mon amie. J’espère quand même que certaines pourraient rivaliser avec cette créature que l’on a dû payer bien cher pour qu’elle accepte de se présenter ainsi ! Sans compter que le peintre qui a fait l’envers du portrait a disposé de tout son temps. Pensez donc, avec un pareil horizon sous les yeux, il ne devait pas être pressé de regarder ailleurs.

    Ah ! Vous me forcez à rire. Voilà qu’à mon tour j’imagine le gars refaire dix fois le même trait, sous le prétexte que la demoiselle ne prenait pas la bonne pose !

    – Je vais quand même en toucher deux mots au maire. Dans l’attente qu’il ordonne au marchand de tableaux de retirer celui-ci de la vitrine, à tout le moins de le mettre dans un coin hors de la vue des gens, je vais interdire à nos gosses de passer par cette rue.

    – Je vais vous dire, la mère. Ne prenez pas toute cette peine. Nos petits sont plus avancés sur la chose que nous le fûmes à leur âge. Ils ne marchent pas comme nous, la tête baissée. Ils ne craignent pas de vous regarder droit dans les yeux, comme s’ils cherchaient à vous provoquer. Nous sommes nées beaucoup trop tôt, mon amie. Souvenez-vous de ce que fut votre enfance et même votre adolescence.

    – Il n’est pas utile de me rappeler. Nous n’avions pas besoin d’aller au couvent pour ressembler à des nonnes. C’est tout juste si nous ne rasions pas les murs. Nous ne prenions la parole que si nos parents jugeaient bien que nous exposions quelques réflexions ; et encore, devaient-elles se rapporter aux choses de la famille. Tenez, jusqu’au curé qui se chargeait d’enfoncer le clou !

    – Oui, je me souviens parfaitement. Si de nos jours, on peut se mettre où l’on désire dans l’église et aux côtés de qui l’on veut, dans notre temps, ce n’était pas le cas. Les filles étaient à droite, les garçons à gauche ; et si nous avions l’audace de regarder de leur bord, la mère nous retournait une gifle, sans s’occuper de l’endroit où nous nous trouvions.

    – Je sais tout cela, ma pauvre. Les gens d’Église s’y entendaient pour former les couples ou les dénoncer. Ils plaidaient pour le mariage, mais dans le même temps, ils prononçaient des discours qui n’étaient pas autre chose que des tue-l’amour. Après cela, ils s’étonnaient que les hommes préfèrent le bistrot aux sermons !

    – Tiens, vous me donnez une idée, ma chère ! J’ai bien envie d’aller dire au vieux père-doyen qu’il achète ce tableau et qu’il l’expose dans l’allée centrale pour y ramener ces messieurs !

    – Vous blasphémez, mon amie ! Reprenez-vous.

    – Je ne faisais que plaisanter, rassurez-vous, car au fond je suis beaucoup plus choquée que vous l’imaginez. J’ai honte de vivre dans ce monde qui n’a plus de retenue. Certes, il lui fallait un peu de liberté, mais pas à ce point. Il est à croire que l’on invite les gens à se vautrer dans la luxure ! Quand je pense que mon pauvre père décidait lui-même de la hauteur de cheville que ma robe pouvait laisser voir ! Savez-vous ce qu’il disait à qui voulait bien lui prêter attention pour justifier son geste ? Je m’en souviens comme si c’était hier :

    – Il est indécent de montrer plus de chair que nécessaire, car elle inscrit la convoitise dans le regard de l’homme, et que l’on devine où et comment ce désir finit. Il trouve sa conclusion entre les mains d’une sage-femme, ou dans celles de quelque faiseuse d’anges.

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-4


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