• UN VILLAGE, DES HOMMES, UN SEUL CŒUR 10/13

    — Les gens du hameau devaient posséder un sixième sens. Bien que personne n’ait dit quoi que ce soit, ils avaient compris qu’une chose importante venait de se produire. Il n’était pas compliqué de deviner quel évènement mettait le bourg dans un tel état d’immense  fébrilité. Tous convergeaient vers la ferme d’Alexandre et Adrienne, les petits comme les grands, les jeunes ou les vieux. Au remue-ménage qui se passait dans sa cour, Alexandre consentit à sortir, cependant, il avait autre chose en tête.

    — Nous ne voulons pas t’ennuyer, s’excusèrent en chœur les villageois. Nous désirions seulement nous rassurer que c’était bien toi qui étais là !

    — Bon, maintenant que vous m’avez vu, soyez gentils. Vous devinez que par rapport à vous j’ai un immense retard à combler. J’irai vous rencontrer chacun chez vous, car je pense que si la ferme est dans ce bel état, vous n’y êtes pas étrangers. Mais pour l’instant, soyez assez aimables pour me laisser reprendre mes esprits.

    Derrière son mari, Adrienne ne savait que faire de ses mains et elle passa sa nervosité sur son tablier.  

    — Enfin seuls ! s’écria Alexandre en refermant la porte. Allez, ma chère épouse, raconte-moi cette année sans oublier le moindre jour, dit-il en souriant.

    — Tu ne penses pas que c’est toi qui as des choses à me dire, répondit Adrienne ?

    — Bien sûr que si ; mais pour cela, j’ai besoin d’un peu de temps. Je peux te rassurer, rien dont je puis avoir honte ne m’est arrivé, sinon que je fus victime d’une grande injustice.

    Elle osait à peine le regarder en face tellement elle avait peur de se tromper. Pourtant c’est bien lui, se persuadait-elle ?  

    — Mon Alexandre ; qu’ont-ils fait pour te rendre dans un pareil état ?

    — Je te l’expliquerai, dit-il. Pour l’instant, je crois que nous allons avoir du travail pour me redonner l’aspect qui était le mien avant la guerre !

    Alexandre prit une chaise et s’installa devant la cheminée. Soudain, il sentait une immense lassitude le gagner. Il réalisait qu’il était enfin arrivé chez lui et de tout ce qu’il pensait pouvoir dire, il devina que de très nombreux mots resteraient coincés au fond de sa gorge. Combien de temps lui faudrait-il pour que le carcan qui l’enserrait libère son emprise ? Adrienne était à ses côtés, droite et silencieuse. Les enfants finissaient de prendre leur petit déjeuner et ils hésitaient sur la conduite à tenir. Eux aussi avaient du mal à imaginer que cet homme hirsute puisse être le père qu’ils avaient attendu et presque oublié, sans les rappels incessants de leur mère qui n’avait jamais voulu croire à autre chose qu’à un malentendu. Heureusement pour les plus jeunes, des meuglements montèrent du côté de l’étable.  

    – Si je fais confiance en mes oreilles, plaisanta Alexandre, il me semble qu’il y en a qui réclament à être traites ?

    – J’y vais tout de suite, dit le fils presque soulagé. Je te suis dit sa sœur !

    – Je ne sais pas ce qu’il leur arrive, dit timidement Adrienne. J’espérais qu’ils te sautent au cou et te souhaitent des mots de bienvenue !  

    – Ne leur en veut pas. Me concernant, parfois il m’arrive d’avoir des doutes moi aussi. Bon, si nous prenions enfin notre petit déjeuner ?

    – Tu réalises, Alexandre, qu’il est le premier ensemble, depuis six ans !

    Ils ne s’installèrent pas chacun d’un côté de la table comme par le passé. Adrienne se plaça à côté de son mari qu’elle venait de débarrasser de sa grande pèlerine. Elle devina que s’ils étaient l’un contre l’autre, il n’en demeurait pas moins qu’elle le sentit loin, très loin d’eux, en quelque lieu inqualifiable, sans doute. On aurait pu entendre voler une mouche si ce n’est qu’à cet instant un chien se mit à aboyer et fit revenir chacun sur terre, devant les victuailles qui dégageaient des arômes qu’il avait oubliés.

    – Tout cela à l’air délicieux, mais je crois que je vais devoir faire doucement. Je n’ai plus l’habitude.

    Il but un bol de café à la chicorée et se leva pour fermer la porte. Oh ! Ce n’était pas pour empêcher à la liberté et à l’avenir d’aller à leur guise, mais plus sûrement pour que le présent s’attarde aussi longtemps qu’il lui plairait, avant que la pendule sonnât l’arrivée du lendemain. Devinant que sa femme allait lui poser une question, il lui dit calmement :

    – Nous avons encore le reste de notre existence pour vivre ensemble. Donc, avec ta permission j’aimerais que nous n’en perdions pas un instant. Je sais que nous ne pourrons pas rattraper les ans que l’on nous a volés, mais laisse moi te donner le premier baiser, celui que l’absence avait essayé d’effacer, sans jamais y parvenir.

    – Oh ! Mon Alexandre, j’ai tant attendu cet instant que me voilà incapable de dire ou de faire le moindre mouvement. Si j’insistais pour faire quoi que ce soit, il me semble que je pourrai en mourir !

    – Ce n’est pas le moment ; lui répondit-il aussi vite que son esprit lui commanda. Et puis, continua-t-il en l’attrapant par la taille, je n’ai pas échappé à la misère pour venir me perdre dans le bonheur !

    Alors qu’il la serrait davantage, elle se risqua à dire :

    – Mais le repas Alexandre ?

    – Il peut bien attendre encore un peu, lui rétorqua-t-il. Pour l’heure, c’est d’un autre festin dont je rêve.

    Il lui prit la main et l’entraîna dans la chambre qui jouxtait la cuisine. Il s’écoula un long moment avant qu’ils n’en ressortent. Alors que l’on pensait les retrouver le sourire aux lèvres, c’était avec des larmes aux yeux qu’ils revinrent près des enfants qui, pour la seconde fois depuis le début de la matinée, ne reconnurent pas le père. Que s’était-il donc passé de l’autre côté de la porte qui contribua à faire chavirer le bonheur qui s’était engouffré en même temps qu’Alexandre ? (À suivre)

     

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