• UN VILLAGE, DES HOMMES, UN SEUL CŒUR 11/13

    — Adrienne n’avait jamais été une femme soumise. Dans ce milieu paysan, il y avait tant de choses à partager que cela n’eut pas été concevable que l’un ou l’autre des époux fut plus autoritaire que la raison l’imposait. Elle avait néanmoins pressé son mari de changer rapidement de vêtements, car, prétendit-elle, ceux que tu portes représentent sans doute tout ce que tu dois haïr. Chez nous, rien ne doit être mis s’il ne ressemble pas à notre existence. Pendant que tu y es, prends donc un bon bain ; cela finira d’enlever ces souvenirs qui collent encore à ta peau. C’est à ce moment-là que le cœur d’Alexandre chavira. Trop d’émotions venaient d’avoir raison de sa robustesse. Je vous rassure, le malaise ne fut pas si long que l’on fût obligé d’aller déranger le docteur depuis la plaine. Mais cela avait ébranlé le pauvre homme qui ne put que dire :

    — Tu vois, mon Adrienne, je me croyais fait comme tous ces chênes qui bordent nos champs. Solides, inattaquables et bravant les tempêtes. Mais comme on le fait pour eux, il suffit que l’on soulève un peu l’écorce, gratte légèrement l’aubier pour nous apercevoir que le cœur n’est pas si loin des yeux. Et veux-tu que je te dise ? Celui que l’on prétend si dur, a lui aussi ses faiblesses.  

    C’est alors qu’il s’était confié à son épouse, profitant encore de cet instant d’intimité. De retour dans la salle principale, Adrienne recommanda aux enfants de ne pas se montrer impatients. Le père allait leur dire toute la vérité, mais pour l’heure, ce dont il avait le plus besoin, c’était d’un bon moment de repos. L’aîné s’approcha et embrassa chaleureusement ce père qui ne l’avait pas vu grandir, tandis que dans sa tête de garçon, il était déjà un jeune adulte responsable, capable de mener à bien les travaux les plus difficiles. Plus menue, la fille resta plus longuement serrée contre celui qui laissait aller ses larmes, comme si elles avaient le pouvoir d’exorciser la douleur qui lui prenait la poitrine.  

    Le premier dimanche qui suivit l’arrivée d’Alexandre, l’incontournable Louis ne proposa pas, mais imposa que tout le village se retrouve chez lui pour enfin fêter le retour des hommes soldats puis des malheureux prisonniers. De toute façon, il n’y avait que dans sa grande bâtisse que l’on pouvait réunir autant de gens. Il avait une table immense. Elle avait été taillée d’une seule pièce dans un tronc d’orme des montagnes ; les plus anciens avaient prétendu qu’il était rare d’en rencontrer une de cette importance et la travailler n’avait pas été une mince affaire, et surtout nécessité beaucoup de patience. Mais qu’est-ce que le temps pour ces gens qui en ont fait leur allié depuis l’aube du premier jour ? À propos de cette table dont personne n’avait oublié de faire des remarques ou des éloges, Louis se complaisait à dire qu’il se demandait toujours pourquoi ils la conservaient, puisque les enfants maintenant ne comptaient pas demeurer à la ferme. Alors, elle était devenue le meuble à tout faire. Certes à l’une des extrémités on y prenait les repas, mais la surface restante se transformait en établi  dès que l’hiver s’installait, ainsi que de billot de découpe au temps des cochonnailles.  

    Ce jour qui les voyait se réunir, on mit les petits plats dans les grands. Par la quantité des mets proposés, cela pouvait être tout aussi bien la fête des adultes ou des enfants, celle des moissons comme celle qui clôt traditionnellement les travaux des champs. L’étranger qui serait rentré ce jour-là, pouvait également penser qu’il s’agissait d’un mariage, peut-être d’une simple communion ou plus, mais pas nécessairement, la fin de la guerre, même après une année qui ne fut pas encore suffisante pour repousser certains souvenirs au-delà de l’horizon. Chacun avait pris place auprès de sa compagne et les jeunes occupaient le restant de la tablée, débarrassée pour l’occasion de son inventaire encombrant. Quant aux raisons véritables de la réunion, si chacun les connaissait, il ne se trouva personne pour les évoquer. Puisque Louis avait tenu à les rapprocher, après tout, c’était à lui de faire les premiers pas. Il était convenu que l’on ne parlerait pas trop de ces dernières années, car, à moins de les apprécier, ce dont tout le monde doutait, on estimait les douleurs malvenues, un jour de fête. On était d’accord pour prétendre que l’on était heureux d’être ensemble comme au bon vieux temps en un village qui aurait abrité une seule famille. Mais, on devinait aussi qu’il serait difficile de faire l’impasse sur les ans confisqués alors que le pays avait souffert jusqu’au tréfonds de ses entrailles.  

    Louis avait maintes fois dit qu’il fallait laisser les évènements vivre leur vie. Ils finiraient par se dissoudre un jour, comme le sucre dans le café. Nous le savons, avait-il dit ; personne ne guérit jamais d’une maladie grave sans que s’en suive une longue convalescence. Mais si vous remarquez que les souvenirs s’installent à vos côtés autour de votre table, c’est qu’ils ont besoin qu’on les évoque,  tant qu’ils le jugent nécessaire, jusqu’au jour où les mots s’épuisent d’eux-mêmes.

    Mais quand l’un ou l’autre des convives s’adressaient à Alexandre, on se demandait pourquoi le passé ne se serait pas introduit. Il y avait seulement quelques jours, il appartenait encore à ce passé qui avait déshonoré tant d’hommes et tant de pays ! Alors on fit en sorte que le présent et les images vivent un moment ensemble en espérant que les uns ne fassent pas trop d’ombre au reste, notamment à la joie qui devait être la plus belle invitée de ce jour. Devinant qu’il leur était difficile de parler, Alexandre décida que l’instant était venu que chacun sache pourquoi il avait mis si longtemps à revenir parmi eux. (À suivre) 

     

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