• UN VILLAGE, DES HOMMES, UN SEUL CŒUR 13/13

    — Mes allées et venues à travers le temps me conduisirent par hasard vers la destinée de ces braves gens. La guerre était déjà loin derrière eux et notre pays ne faisait plus l’objet de convoitise d’aucun voisin. C’était l’époque où les uns n’enviaient plus l’espace des autres, enfin s’ils le regardaient, n’en manifestaient-ils plus le désir de se l’approprier. La montagne avait retrouvé sa joie de vivre et elle permettait aux saisons de se succéder comme si rien n’avait eu lieu dans un passé qui n’était pas si lointain.

    D’ailleurs, pour s’en persuader, il n’était qu’à observer les hommes. Ils avaient fermé la porte aux souvenirs douloureux, mais ceux-ci revenaient par la fenêtre, à peine celle-ci était-elle d’être entrebâillée. Il suffisait alors de suivre leur regard à certaines heures de la journée, tandis qu’ils se relevaient un instant de dessus les travaux. Il m’était dès lors facile de deviner que les yeux venaient de se poser sur une époque qui restait suspendue à la ligne d’horizon. Ils désiraient plus que tout enterrer ces années qui pesèrent de tout le poids de leurs atrocités au fond d’un sillon. Hélas ! À peine le versoir de la charrue les avait-il recouvertes qu’elles renaissaient dans celui en cours d’ouverture.  

    Louis nous avait loué la ferme d’une tante récemment disparue.  

    Nous dominions le village, et dans les soirs d’automne alors que la brume faisait prisonnière la vie des campagnes, nous pouvions regarder la fumée s’échapper des cheminées. Elle hésitait longuement avant de trouver le chemin qui la conduirait vers le ciel qui s’obscurcissait. Parmi les formes étranges qu’elle dessinait, on aurait cru voir des souvenirs se raccrocher aux branches dépouillées des hêtres, attendant qu’une âme prenne la direction du firmament, pour s’envoler avec elle, afin qu’elle dise à toutes celles déjà réunies, que sur la Terre, il y avait des choses dont il fallait faire en sorte qu’elles ne s’oublient jamais.

    On prétend que les gens de la campagne sont difficiles à vous accepter parmi eux. Il ne fallut que peu de temps pour que nous devenions leurs amis. Il faut préciser que nous étions les plus jeunes, les leurs ayant préféré se laisser séduire par les chimères au cœur des villes. Mais nous fûmes rapidement plus que des voisins ; nous étions leurs confidents. Sans pudeur, ils déposèrent dans un coin de notre âme les secrets qui prenaient trop de place dans la leur. Ainsi, Alexandre me dit-il à voix basse, un soir que nous faisions ses comptes de l’année :  

    — Tu sais, si je suis toujours en retard dans mes travaux, c’est bien parce que je le veux. De cette sorte, viennent-ils me donner un coup de main. Ce n’est sans doute pas très honnête, car ils ne furent pas responsables de mon infortune, mais quand je souffrais le martyr dans les mines de sel, ils furent quand même bien mal parlant vis-à-vis de moi !  

    Au village, comme pour confirmer que la hargne et le courage des hommes n’étaient pas une légende, le modernisme tarder à faire son entrée. Il trépignait dans les lacets qui conduisaient au col.  

    — Le travail, me disait Louis, de la manière que nous le faisons, a toujours été suffisant pour nous nourrir. Il supportera bien encore quelques années, nous accordant le privilège de ne pas tomber en esclavage de leurs nouveautés. Si nous avons survécu à la guerre, ce n’est pas pour mourir sous les dettes.  

    Alexandre aimait à dire qu’il n’est rien de pire que d’être les serviteurs de l’argent.  

    — Si nous le sommes parfois de quelque chose, cela ne peut être que de nos propriétés. Entre elles et nous, l’histoire est si grande et si forte, que nous ne savons même plus lequel est issu de l’autre. Petit, me demandait-il au plus profond de ses confidences : ne sommes-nous pas heureux tel que tu nous vois ? Nous ne sommes que les valets de notre terre et elle nous rend notre amitié en nous faisant riches juste ce qu’il faut pour consolider notre bonheur.

    En plus d’être paysans, ils s’étaient transformés en philosophes, et aussi en sages ; ils étaient devenus des savants. Pour autant, ils n’avaient pas eu à fréquenter l’école des apprentis sorciers.  Pour les biens, les choses et les animaux, ils avaient la même considération que pour leur épouse ou pour leurs enfants. Ils ne leur seraient jamais venus à l’idée que l’on puisse les tromper.

    Au premier chant du coq, alors que s’ouvrait la porte de la grande salle qui était tout à la fois la cuisine, l’atelier et souvent la chambre, l’horizon attendait sur le seuil. Le monde leur appartenait, aurait-on pu croire, et il se mettait à leur disposition. Ce monde dont on avait voulu les priver et qu’ils défendirent avec de bien modestes moyens et aussi de leur sang, pour bon nombre d’entre eux. Mes amis, je me doute qu’aujourd’hui vous êtes à nouveau tous réunis en un lieu où l’orgueil et l’envie n’ont jamais eu droit de cité, et que plus jamais l’un ne manquera aux autres. Je tenais à vous dire que dans nos pensées vous ne fûtes jamais absents et désormais, je sais qu’aucune saison n’aura raison de vos souvenirs ni de vos grands cœurs.

     

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