• UN VILLAGE, DES HOMMES, UN SEUL CŒUR 8/13

     

    — Si les hommes avaient compris qu’il leur serait difficile de reprendre le cours de la vie à la page qu’ils l’avaient laissée, de leur côté, les épouses n’étaient pas sans se poser de nombreuses questions. Certes, ce n’était pas un inconnu qui était revenu, mais les changements étaient profonds. Ils étaient irascibles et sensibles à la moindre remarque. Il leur fallut du temps avant de supporter les cris et plaintes des enfants et faits rarement notés avant cette fichue guerre, ils s’emportaient même lorsque les bêtes habituées aux voix douces des femmes ne répondaient plus aux commandements.

    Chez les Mazi, la Modestine souffrait de voir son mari surveiller les gestes des uns et des autres et agir comme s’il avait toujours la crainte de se faire prendre. Elle sut alors qu’il lui faudrait avoir beaucoup de patience pour l’aider sans qu’il s’en rende compte, à retrouver sa joie de vivre. Mais quand le jour semblait avoir progressé, c’était au tour de la nuit de se mettre en travers de la bonne marche de la rééducation. Il n’en était guère qui ne visitaient pas les camps, durant lesquelles le mari se levait après avoir sursauté au moindre bruit. On ne traduit qu’à moitié la douleur que les individus connaissent au cours d’évènements comme ceux dont ils avaient eu le malheur de participer. Que sont de simples mots, alors que les gens meurent rongés par la maladie ou le chagrin, les tortures et la vision de ces corps que l’on entasse comme de vulgaires marchandises à jeter ? Ils avaient eu la chance d’être libérés physiquement, mais dans leur tête, ils étaient toujours prisonniers des stalags, sans nom, avec pour identité un numéro, anonyme sur une liste qui en comportait des milliers.  

    Ernestine prenait de grandes précautions pour aborder certains sujets ; son mari étant souvent muré dans un mutisme envahissant. Elle attendait que son regard quitte l’horizon pour se poser sur la ferme et sa famille et aussi pour s’enquérir sans jamais insister quelques précisions concernant sa vie durant sa longue absence.  

    — Tu n’as pas d’idée concernant Alexandre, s’informa-t-elle un jour, avec un air presque désintéressé ?  

    — Pas la moindre, répondit-il. Nous avons été séparés dès les premiers jours. Je me demande même comment nous trois on a pu rester ensemble ! Aucun de nous n’a jamais appris vers quelle direction il a été transporté. Quant à la jambe de François, malgré son malheur, il a eu de la chance que les Américains arrivent aussi rapidement ; sinon, ce n’est pas que la jambe qu’il aurait perdu le pauvre ! Il a été bien soigné. Dans quelque temps, il pourra mettre une en bois, lui ont-ils dit. Ce n’est pas ce qui est le mieux, mais cela lui permettra de vivre presque normalement. En attendant les jours meilleurs, nous avons convenu, avec les copains, que nous aiderons sa famille dans les travaux les plus difficiles, ainsi que Adrienne, jusqu’à ce que l’Alexandre revienne parmi nous. Il était comme cela le grand Louis. Il aimait à décider et prendre les devants afin de faire en sorte que les autres ne soient pas dans la peine.  

    Ce caractère-là, au moins ne l’avait-il pas perdu en route ; se félicitait sa femme ! Par le passé, on l’avait fréquemment sollicité pour être à la tête de la mairie. Mais il avait toujours refusé. Souvent, disait-il, on voit mieux quand on est dehors que lorsqu’on est assis dans le fauteuil !

    De son côté, Adrienne s’était fait accompagner à la gendarmerie, pour, avait-elle dit, en avoir le cœur net. Après plusieurs jours d’une interminable attente, on lui confirma qu’il avait bien été libéré. Il se trouvait du côté russe et l’on savait peu de nouvelles venant de leur part.

    Les jours passèrent et les mois leur succédèrent ; le pauvre Alexandre ne revenait toujours pas. Mais ce n’était pas pour cette raison qu’on ne parlait jamais de lui et parfois les cancans qui circulaient blessaient profondément son épouse. Il se murmurait alors que certains prisonniers étaient restés en Allemagne après leur libération et avaient pris à leur compte certaines propriétés ainsi que les fermières. Comme toujours, on avait lancé une rumeur et elle s’était répandue à la vitesse du sanglier que l’on aurait lâché dans une réserve. Il se trouvait même quelques mauvaises langues pour affirmer la surface de l’exploitation et il s’en fallait de peu que l’on révèle le nom de l’heureuse élue. C’est bien connu ; ce n’est pas parce que certains individus ne savent rien, qu’ils se privent de raconter. Pour peu que des oreilles viennent à se tendre, les informations se font plus nombreuses et plus précises.

    Au village, la vie reprenait enfin ses droits et ses habitudes. Il était devenu agréable   d’entendre les voix fortes des hommes interpeller un attelage capricieux. Les femmes essayaient à leur façon de rassurer la pauvre Adrienne, mais elle leur répondait à peine, sinon en hochant la tête. Un jour, elle confia au grand Louis qu’elle aurait préféré que son mari soit mort. Au moins, je pourrais prier. Mais dans le doute, que faire, alors que les raisons d’espérer s’amenuisaient de jour en jour ? (À suivre). 

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