• UNE JOURNÉE DE BATTAGES

    REFLETS DE MÉMOIRE

     

    — Qu’elles étaient belles, ces saisons d’antan qui voyaient se réunir les éléments de la nature aux hommes qui, pour elle, était des servants, plus que des valets. Il en allait ainsi chaque année ; les mêmes scènes se répétaient dans une ambiance où les sourires éclairaient des visages couverts de sueur et de poussière. Les plus jeunes attendaient avec une grande nervosité, ces journées de battages, car à travers la commune ils marchaient derrière le convoi de l’énorme machine qui circulait la nuit, afin d’être aux ordres du nouveau propriétaire dès le lever du jour suivant. C’est que dans la région, il y en avait des fermiers, qui piaffaient, au long de ce mois d’août durant lequel les orages étaient fréquents et souvent dévastateurs. Il n’était pas rare de voir la foudre s’abattre sur les gerbiers ou sur les granges, réduisant à néant une année de travail, mais aussi les espoirs de faire quelques économies, et parfois, la perte de plusieurs bêtes dans l’incendie.

    Cette année s’annonçait belle, la récolte généreuse et prometteuse, et le ciel demeurait bleu. Le jeune garçon quitta la maisonnée en compagnie de la fille aînée, ils avaient été invités à se joindre à l’équipe la semaine précédente. Ils traversaient le village toujours endormi, bien que l’horizon se barre d’un trait de lumière qui n’allait pas tarder à blanchir la campagne. Seuls quelques chiens grognaient sur leur passage, mécontents d’avoir été dérangés de songes où, certainement les os et autres nourritures abondaient. Dans ce matin qui n’avait pas encore annoncé ses couleurs définitives, ils n’avaient pas eu longtemps à marcher. La ferme dans laquelle ils se rendaient ne se trouvait qu’à deux kilomètres. Mais dans la famille, on n’aimait pas se faire remarquer en arrivant après tout le monde, d’autant plus que les meilleures places étaient dévolues à ceux présents depuis la première heure. Ils entrèrent dans la cour alors que la tension montait crescendo. Les acteurs commençaient à s’agiter, des ordres fusaient, tandis que l’on s’affairait du côté de l’énorme tracteur. Un moment plus tard, l’effervescence était à son comble. À peine le temps d’avaler un petit déjeuner sur le pouce que déjà on avait lancé le moteur de l’imposant monstre. La batteuse et lui étaient rendus solidaires par une longue lanière, comme si l’on avait lié leur destin. La machine à battre était du type « grand travail » dit de travers, car elle respectait la longueur de la paille. La poulie engrenait l’ensemble alors que la courroie sifflait. Le couple mécanique prenait de la vitesse, dans un bruit assourdissant.

    Très fier de lui, le gamin allait se trouver sur la partie supérieure, appelée la table. Il pousserait les gerbes vers le servant, après les avoir déliées. Elles seraient happées par le batteur puis le contre-batteur. Le secoueur séparerait le grain de la paille ; il sera  vers le tarare ventilateur pour y être nettoyé. Le grain propre était propulsé dans la goulotte sous laquelle les sacs l’attendaient. S’il ne se produisait pas d’incident, on arriverait à une tonne et demie à l’heure. La ronde des gerbes lancées avec force et adresse puis reprises par les fourches que les bras vigoureux passaient d’un gerbier à l’autre allait bon train, alors qu’à l’opposé des travailleurs, les paillers se construisaient. À la sortie de la goulotte, le flot du grain n’en finissait pas et les sacs se remplissaient à vue d’œil. Tels des métronomes, les costauds aux carrures de déménageurs avaient entamé leurs va-et-vient incessants. Deux hommes balançaient le lourd chargement qui pesait son quintal sur les épaules du porteur qui sans lever la tête, partait en direction de la vieille échelle de bois. Les échelons, arrondis par les sabots depuis des années, en auraient des choses à raconter si on leur posait des questions. L’un après l’autre, les sacs rejoignaient le grenier, parfaitement ventilé, où la récolte finirait de sécher avant de faire connaissance avec les meules du moulin.

    Le bruit de la batteuse, le ronronnement des pistons du tracteur, le chuintement de la courroie sur les poulies et les chants des hommes, l’ensemble mêlé à la poussière donnaient à la ferme un air de fête foraine. Pour un temps, les paysans d’ordinaire rustres étaient redevenus des enfants, mais qui s’en plaindrait ? Il ne se passait pas longtemps avant que les uns ou les autres finissent par réclamer la venue de la jeune servante avec ses pichets de « piquette » bien fraîche, qu’elle remontait des profondeurs du puits. Il en irait ainsi toute la journée, et même l’ancien qui, murmurait-on, n’avait plus toute sa tête, demanderait à chaque porteur :

    — Alors, il est comment, cette année ?

    — Sans jamais s’arrêter de sourire, les hommes forts répondaient sur un ton qui se voulait jovial :

    — Il est beau, grand-père, bien rond, le grain plein et lourd. Sûr que c’est une excellente année !

    Il en serait comme cela tout le temps des battages, coupé en deux par un premier banquet, mais le meilleur moment viendrait avec la nuit, dans laquelle les chants à la gloire de la terre et de ses servants monteraient vers les étoiles.

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