• — … C’est alors que la vie prend tout son sens ! Soudain, l’existence change totalement, passant de l’ombre à la lumière, du noir et blanc à la couleur. Et quelle couleur ! Imaginez un camaïeu de verts, des fleurs, qui, conscientes du manque de luminosité, vous offrent leurs plus belles coroles en même temps que des parfums à faire pâlir de jalousie les meilleurs nez de la planète. Les insectes ne sont pas en reste et font preuve d’une imagination hors du commun pour se présenter à vous dans les plus belles livrées. Les papillons de la famille morpho agitent leurs ailes d’un bleu métallique pour votre plus grand plaisir, tandis que les oiseaux rivalisent d’arabesques offrant des plumages que l’on croirait peints à la main. Quant aux animaux prétendus redoutables, à l’image de leur roi jaguar, ici communément désigné sous le « sobriquet de tig », on est en droit de se demander s’ils ne se sont pas parés pour un bal costumé. Comment ne pas se sentir heureux dans de pareilles conditions, alors que la nature se fait plus généreuse que n’importe lequel des hommes ?

    Cependant, dans ce milieu où la vie bouillonne, nous comprenons que la générosité a ses limites et même ses règles. Donner sans espoir de recevoir ne saurait être concevable, même chez le commun des mortels. Alors, avant de commencer l’inventaire, il est indispensable de conclure un pacte avec celle qui nous environne. À compter du premier jour, nous optons pour le donnant-donnant ou le prêté rendu. Elle m’offre ? Donc je lui rends !

    Ainsi, les années se succédèrent-elles dans la joie et la compréhension mutuelle. Toutefois, malgré le respect que je nourrissais à l’égard de ma voisine la forêt, j’ai compris que je ne serai qu’un élément toléré. Elle guettait tous mes faits et gestes et elle semblait attendre une seule chose : à la moindre faiblesse, elle reprendrait sa place, obligeant l’homme à ne jamais détourner le regard de son ouvrage. Je me suis introduit dans son milieu, je dois donc accepter certaines de ses règles. Ainsi, je compris que si je voulais nourrir ma famille, je devais également le faire des affamés et autres pique-assiettes qui ont élu domicile autour de la ferme. Mais tous n’ont pas le même appétit. Le jaguar, le puma, l’ocelot, le chat margay, le jaguarondi, le caïman et tant d’autres carnivores ont des besoins nettement supérieurs à une certaine catégorie de reptiles. Ainsi, le boa constrictor, l’anaconda et d’autres serpents ne vous visitent-ils que plus rarement. Les oiseaux sont gourmands et il ne faut pas oublier de leur planter une grande quantité d’arbres fruitiers qui abandonnent leurs fruits à l’intention des agoutis ainsi que les pacs. Dans cet inventaire, je ne puis citer tous les autres animaux. Je n’ai pas parlé des singes, car s’ils ne boudent pas certains fruits, l’essentiel de leurs besoins est prélevé dans la canopée… (À suivre)

     

      


    2 commentaires
  • — … Comme un bienfait n’arrive jamais seul, nous n’eûmes pas besoin d’aller très loin pour découvrir notre nouvelle patrie. La demeure que nous occupions était plantée à quelque distance d’une habitation traditionnelle, laquelle abritait un homme d’âge mûr, natif de la région. Connaissant certaines règles africaines qui veulent que ce soit au nouvel arrivant de se présenter au voisinage, j’imaginais qu’il ne pouvait pas en être différemment ici. Je suis donc allé à sa rencontre lors de ma prospection relative au logement, et c’est lui qui m’indiqua où je trouverai le propriétaire de la maison que nous avons occupée plusieurs années, avant de nous installer plus tard, chez nous, dans la forêt.

    Grâce aux connaissances de notre nouvel ami, aucun nom d’arbre ne nous fut étranger, qu’ils soient forestiers ou fruitiers. Par chance, la propriété sur laquelle nous résidions était plantée de nombreuses espèces qui nous régalaient de leurs fruits goûteux et parfumés et pour ajouter à notre bonheur, le voisin se faisait un point d’honneur à nous régaler de « viande des bois », comprenez par là, de gibier de toutes espèces, préparées en de savoureuses fricassées dont il possédait seul le secret des préparations.

    Ainsi, grâce à notre précieux ami Cécilius, nous avons fait de grands pas qui finirent par nous conduire au beau milieu de la forêt. Cependant, ne croyez pas que l’on s’installe dans la plus grande forêt du monde avec une certaine insolence ni même quelques sentiments de mépris. On ne pénètre pas sous la sylve sans une boule au ventre, dans lequel tourne en rond l’angoisse, donnant la main à une crainte dont elle aussi se fait accompagner par l’appréhension. Alors, vous vous obligez à minimiser vos sentiments, conscients que nous ne devons pas transmettre notre anxiété à nos enfants. Ceux-ci vous observent, vous écoutent et analysent le moindre mot prononcé, sans omettre d’épier vos mouvements et vos clignements d’yeux. Cependant, loin de la « civilisation » les habitudes reprennent le dessus et en ce milieu que d’aucuns nomment « inhospitalier » nous ne tardons pas à nous apercevoir que nous y sommes plus en sécurité que dans le cœur des grandes villes.

    D’abord, nous prenons rapidement conscience que si nous avons effectivement vécu dans d’autres sociétés, sans pour autant oublier la totalité de leurs règles, sous notre nouveau ciel, la majorité est inutile. Nous devons nous adapter à un autre règlement plus facile à assimiler : il s’agit d’imiter les éléments du milieu, c’est-à-dire lutter pour vivre et parfois survivre. En revanche, ce nouveau mode de vie est bénéfique à plus d’un titre. Il réveille en nous un instinct endormi ou manipulé par les différents systèmes. Progressivement, nous nous sentons devenir autonomes, inventeur, prévoyant, anticipant le jour suivant et surtout apprendre à découvrir ce qui se cache derrière une saveur, une beauté ou un son particulier. En un mot, nous mettons à la lumière ce que l’on nous cache en d’autres lieux… (À suivre)

     

     

    Amazonie, suite


    votre commentaire
  • —… Grisé par ce premier contact avec celle dont je souhaitais qu’elle devienne désormais ma nouvelle patrie, je m’empressais de demander à mon épouse de me rejoindre au plus vite. C’est que, voyez-vous, depuis toujours, j’ai estimé que nul n’a le droit de conserver par-devers lui des émotions qui le bouleversent jusqu’à agiter son corps dans d’intenses frissonnements et autant de tremblements. Des images, des sensations, des bruits et des parfums sont comme les meilleurs mets préparés avec amour et délicatesse ; ils deviennent inutiles s’ils ne sont appréciés par des papilles connaisseuses et gourmandes. Bref, connaissant celle avec qui je partage depuis si longtemps ma vie, je ne doutais pas un seul instant qu’elle ne sauterait pas dans le premier avion en partance vers notre nouveau pays, au sein duquel je comptais bâtir notre nid afin d’y abriter notre amour et les trois fruits mûris à la belle saison.

    Je ne puis, à l’évidence, parler au nom des autres ; mais pour ma part, j’estime qu’un jour nous devons cesser d’errer à travers le monde et être enfin à l’écoute de nos bras et de nos corps, qui nous adressent des signes d’épuisement, à force de porter des bagages devenus trop lourds pour eux. Un matin, il nous faudra bien retrouver notre bon sens et déposer nos malles renfermant les trésors mendiés ici et là. C’est qu’eux aussi ont besoin de respirer et de s’aérer, car même s’ils ne se plaignent jamais, je devine qu’enfermer ils finiront par s’éteindre.

    Et puis, autant vous le dire tout de suite : celle qui accepta de partager mon existence, la forêt, les incertitudes qu’elle génère et ses secrets, ne lui seront pas inconnue, puisque native d’une île charmante, posée tel un diamant sur un autre océan, de l’autre côté de la planète. Certes, la boucle ne sera pas bouclée pour autant, mais sur le seuil de l’Amazonie, se trouvent de nombreuses similitudes avec la terre qui la vit naître. Les saveurs et les parfums ne lui seront pas étrangers, pas plus que la forêt avec ses contes et légendes et surtout ses mystères.

    On aurait dit que l’avion l’attendait devant la porte de la maison, puisque ce fut dans le premier qui se présenta que la petite famille allait passer les onze prochaines heures de la journée. Certes, au regard du temps ce ne furent que quelques instants, mais pour moi ils représentèrent une éternité. Enfin, le grand oiseau blanc se posa dans une gerbe d’eau abandonnée sur la piste lors de la dernière averse tropicale. Il se présenta devant l’aérogare, et ce fut la libération pour les passagers et le soulagement pour les impatients qui piétinaient depuis des heures sur le balcon d’accueil. Après les cris et les appels de reconnaissance, ce furent les bras qui se tendirent avant de se refermer sur des corps agités de soubresauts générés par des sanglots qui revendiquaient d’appartenir à la joie et au bonheur. D’abord ne rien dire ; puis, alors que les yeux avaient fini de converser dans leur langage larmoyant, ce serait au tour des lèvres de prononcer les premiers mots de bienvenue.

     

    — Mes chéris, leur dis-je, alors que la voiture traversait les champs de canne à sucre, tandis que la nuit étendait son voile fin sur le monde : je vous présente votre nouveau pays ! De nombreuses années seront nécessaires pour le découvrir, car le continent sur lequel il se trouve naît sur les rivages d’un océan pour s’endormir sur ceux d’un autre. Entre eux, la forêt impose sa présence et je crains qu’une vie ne soit pas suffisante pour découvrir les mystères qui la composent… (À suivre)

    Amazonie,suite


    votre commentaire
  • —… Chercher à interpréter, dis-je ; non pas ce que je vois ni ce que j’entends, car à l’évidence, ce ne sera pas dès les premiers pas que je devinerai quels trésors sont enfouis en ces lieux que d’aucuns nomment « l’enfer vert », tandis que j’ai le sentiment d’être dans le jardin d’Eden. Alors, pourquoi le comparer à l’enfer ? Certes, en de nombreuses occasions j’aurai moi aussi ce mot sur les lèvres, mais au contraire de certains, elles ne le prononcèrent jamais. Il y a une bonne raison à cela : je suis venu en ces lieux de mon plein gré et si dans ma modeste existence je n’eus jamais l’occasion de me plaindre, je n’allais pas commencer lors de mes premières découvertes.

    Bien sûr que parfois des doutes se sont fait jour en mon esprit ! Comment cela ne se serait-il pas produit, alors que mes pieds se retrouvaient englués dans la fange marécageuse où des yeux suspects plus que curieux suivaient mes gestes sans en omettre aucun. Il m’arrivait même d’imaginer ce que les propriétaires de ses yeux devaient se dire ; « tombera ou ne tombera pas » ?

    C’est alors qu’en mon esprit un mot domina tous les autres ; le temps. Oui, en un instant, je pris conscience que le temps, il fallait désormais l’apprivoiser, car à l’image des choses de la vie, ce n’est pas en ouvrant la première page du livre que nous découvrons les tenants et les aboutissants de chaque élément. Je me devais donc d’apprendre à cultiver la patience et à modérer mon impatience. C’est que pour la première fois de ma vie, je venais d’ouvrir non pas un simple ouvrage, mais un immense livre d’histoire et d’images que des peuples, chacun leur tour, agrémentèrent de leurs sentiments. Tantôt, ceux-ci furent heureux, tandis qu’en d’autres occasions, ils furent si douloureux que sous l’immense sylve, de nos jours, on peut encore entendre les plaintes et les gémissements dus aux souffrances infligées. L’humus eut beau faire tous les efforts dont il se croyait capable, le sang versé en ces lieux où le soleil n’ose pas faire pénétrer ses rayons afin de ne pas déranger les esprits, ne fut pas totalement absorbé. Les végétaux l’ont détourné afin de s’enrichir, tandis que les arbres conservèrent au plus profond leur cœur, l’âme des malheureux hommes tombés en ignorant pourquoi leurs richesses attiraient les convoitises des étrangers. Je m’approchais d’un tronc dont je ne vis pas la cime de l’arbre auquel il appartenait tant ils étaient nombreux à se partager le ciel et je collais mon oreille sur son écorce. Je frémis à l’idée que les sons que je percevais alors ne provenaient pas seulement des houppiers frottant et emmêlant leurs branches agitées par le vent. Je dus me faire violence pour m’éloigner du tronc, me souvenant soudain qu’il était inconvenant d’écouter aux portes… (À suivre)

     

     

     

    Amazonie, suite


    votre commentaire
  • Pourquoi avoir choisi le bassin amazonien plutôt qu’un centre urbain quelconque dans un milieu culturel dont j’étais cependant issu ? Bien des années après, la réponse donnée n’a pas différé. Par les chemins d’une Afrique éternelle, mes pas infatigables m’ont conduit tout naturellement sur les rivages d’un océan qui avait conservé en son âme plus qu’en sa mémoire, la terrible douleur d’une page d’histoire que l’on aurait voulue qu’elle n’existât pas. Cependant, aucune écriture ni traduction déguisées ne sauraient nous faire oublier que de ces rivages des hommes, des femmes et des enfants ont été déportés pour être vendus sur un continent dont ils ignoraient qu’il puisse exister, tandis qu’en un autre temps, les hommes l’avaient nommé « le Nouveau Monde ». Alors, le bateau, je ne le pris pas ; du moins pas dans ce sens-là, puisque c’est à bord de l’un deux que j’avais effectué le premier voyage de l’Europe, vers la terre africaine. L’Amazonie, je l’ai rejointe par l’avion après des escales caribéennes. À la descente sur le tarmac de l’aéroport de Cayenne Rochambeau d’alors, maintenant Félix Eboué) je fus surpris par une odeur particulière. Je m’imaginais un instant que les parfums africains m’avaient poursuivi, tandis que les vapeurs de la dernière ondée tropicale enveloppaient les choses et les gens. Mes poumons se gorgèrent goulûment de cette senteur acide de l’humus en décomposition qui ne saurait tromper aucun esprit quelque peu curieux. À n’en pas douter, c’est bien sur ce compost forestier que naît la vie, toute sorte de vie, sans faire de différence entre les végétaux, les animaux ou les hommes. À l’instant où le pied foule le sol de l’Amazonie, nous comprenons qu’elle nous fait prisonniers ! Alors, nous n’avons d’autres choix que celui d’ouvrir notre premier layon afin de partir à sa découverte. Lorsque les végétaux recouvrant le sous-bois se referment derrière nous, il est aisé de comprendre qu’une seule alternative s’offre à notre curiosité : avancer et chercher à comprendre… (à suivre)

    L'Amazonie


    votre commentaire